Rares sont les auteurs qui ont suffisamment de talent pour pouvoir se passer des codes de leur art. Pour arriver à nous faire tenir sur plusieurs centaines de pages juste avec un personnage ou un concept, sans que cela soit ni ennuyeux, ni répétitif. Non que les autres, ceux qui se cantonnent aux-dites règles, soient nécessairement mauvais ; mais il faut bien admettre que le tour de force remet beaucoup de choses, de certitudes, en question.
"Un livre a forcément besoin d'une intrigue" sous-entend Roland Dahl au détour de l'une de ses nouvelles. "Pourquoi forcément?" questionne Buzzati en nous faisant attendre, tout comme le lieutenant Drogo, qu'une intrigue démarre. N'importe laquelle, plutôt que de rester sous la chaleur écrasante du fort Bastiani. Car c'est bien ce qu'il y a de simple et de terrible avec ce roman : il ne se passe rien. Et c'est ce rien qui retentit en écho dans nos vies, lorsque nous appliquons des protocoles absurdes pour oublier que ce que nous faisons n'a pas de sens.
"Une bonne histoire doit donner quelque chose au héros, le faire évoluer", nous martèle "le héros aux milles et un visages". "Ah bon?" ironise Buzzati, lorsqu'il montre l'enfermement de son lieutenant dans la solitude et la routine. On ne sait pas vraiment pourquoi : par lassitude, par renoncement, par facilité aussi. Car il est toujours plus facile de renoncer, de se dire qu'une vie palpitante n'existe que dans les romans, d'effacer de nos mémoires où mène nécessairement notre chemin. Cette grande mer grise... d'ailleurs, savons-nous nous-mêmes pourquoi nous abandonnons?
"La fin d'une tragédie doit être grandiose, à la mesure des souffrances des personnages principaux", peut-on conclure des tragédies grecques et shakespeariennes lorsqu'elles mêlent enjeux sentimentaux et politiques. "Là, d'accord" répond Buzzati : la souffrance de son héros a été invisible, lente, constante. Elle n'a été qu'un long, lent affadissement qui a rongé une à une ses années. Et sa fin fut à la mesure de cet écoulement. Je ne vous la dévoilerai pas, car ce livre doit être lu.
Au fond, ce que Buzzati remet en question, ce sont moins des principes littéraires que des idées sur l'existence. Cette croyance, un peu absurde, qu'elle serait faite d'actions et de choix. Mais au fond, nous ne choisissons pas. Nous ne faisons jamais que passer le temps. Et c'est sans doute ce qui fait que ce livre m'a autant marqué : le fait qu'il soit parvenu à poser des mots sur le renoncement.