Contrairement à ceux qui considèrent Le Mage du Kremlin comme un essai politique mal déguisé en roman, je pense qu'il s'agit d'un bon roman qui aurait probablement fait un essai politique moyen.
La Russie est mystérieuse et fascinante pour les Occidentaux : sa mentalité, sa culture et son histoire sont radicalement différentes des nôtres. C'est pourquoi il nous est difficile de comprendre et d'expliquer les choix politiques et géopolitiques qui y sont faits. La guerre en Ukraine a intensifié cet intérêt en mettant en lumière la violence et le chaos sur la scène européenne.
Il semble pourtant important d'aborder ce roman pour ce qu'il est : une œuvre de fiction qui exploite brillamment la fascination et le mystère que suscite la Russie et son pouvoir politique. Il joue habilement sur notre imagination et nos fantasmes, en s'appuyant sur des faits réels et en présentant des théories politiques intéressantes. Cependant, il ne s'agit en aucun cas d'un traité politique exhaustif qui pourrait nous révéler la véritable mentalité de Poutine. L'analyse proposée émane d'un point de vue externe au pouvoir, ce qui limite sa portée en termes de compréhension de la réalité politique russe. Il est naïf de penser que la lecture de ce roman peut nous permettre de comprendre les stratégies dissimulées et les informations privilégiées entourant l'exercice du pouvoir en Russie. Peut-on vraiment accorder une telle confiance à un Italo-Suisse pour éclairer la véritable mentalité russe ?
Un aspect positif que je reconnais à Giuliano da Empoli est d'avoir essayé de faire preuve d'honnêteté autant que possible dans une fiction. Pour se permettre des libertés romanesques, il a changé le nom de son personnage principal, bien qu'il affirme s'être largement inspiré du personnage réel de Vladislav Sourkov. Dans une interview, il a expliqué qu'en conservant son vrai nom, il aurait été limité à la réalité de cette personne existante, tandis qu'il souhaitait inventer une vie et prendre des libertés. Cette honnêteté est appréciée dans un docufiction où il est difficile de distinguer le vrai de l'inventé.
Le choix de la forme du roman pose cependant un problème majeur : le manque de distance critique par rapport au discours et au projet de Vadim, le spin doctor du pouvoir poutinien. Le roman se présente comme un dialogue, mais en réalité, il s'agit davantage d'un monologue de l'homme qui, à la fin de sa carrière, choisit de raconter son histoire à un jeune étudiant français. Ainsi, c'est l'homme lui-même qui raconte sa propre vie, ce qui est intéressant pour présenter des analyses sans la lourdeur d'une dissertation politique. À travers son discours, il explique comment il a aidé le pouvoir à s'approprier le monopole de la subversion, en comparant la stratégie extérieure à un fil de fer, afin d'expliquer pourquoi le pouvoir soutient à la fois les pro-russes, les conservateurs et les membres de la communauté LGBT sur la scène internationale, créant ainsi des conflits partout et finalement du chaos. Cependant, cette forme limite la profondeur de l'analyse et laisse un sentiment d'inachevé. De plus, cela entraîne un problème majeur : l'impossibilité de critiquer ou de nuancer les affirmations. Lorsque le personnage affirme que la révolution orange en Ukraine serait en fait l'œuvre de la CIA et non du peuple ukrainien, il répète la propagande du pouvoir sans que personne ne puisse le contredire. La présence du personnage français, qui ne sert qu'à introduire le monologue, aurait pu être utilisée pour apporter un point de vue permettant d'équilibrer la propagande russe. Par ailleurs, bien que l'on réalise que le pouvoir de Poutine se fonde dès le départ sur la violence, je n'ai pas trouvé qu'il transparaissait aussi "glaçant" que certains médias ont pu le présenter. Au contraire, dans l'œuvre, Poutine semble avoir à cœur de restaurer la dignité de son pays, de récupérer ce qui a été pillé sans vergogne par les oligarques, et de prendre sa revanche sur l'Occident qui a provoqué des humiliations et n'a pas respecté ses promesses. Poutine est présenté comme quelqu'un de sobre, insensible à la corruption, travailleur et efficace. En fin de compte, c'est exactement le discours du pouvoir, sans aucune contradiction.
Peut-être trop romancée pour expliquer les concepts de manière exhaustive et documentée, et trop axée sur la théorie politique pour être un chef d’œuvre, l’œuvre n’en est pas moins passionnante, et se lit d’une traite. Giuliano da Empoli, diplômé de Sciences Po et ancien conseiller politique de Matteo Renzi, a donc écrit un excellent ouvrage, un peu difficile à classifier, mais tout à fait captivant. Bien qu'il présente quelques défauts - notamment tous les passages concernant Ksenia de près ou de loin - l'ensemble reste extrêmement bien écrit et très fluide.
La façon dont le personnage de Vadim se dévoile dans le roman m'a légèrement surprise par rapport à la façon dont il était décrit dans les interviews de l’auteur, qui semblait avoir voulu créer un personnage véritablement romanesque et extravagant, qui se démarquerait parmi les anciens tchékistes. Cependant, dans le livre, il est étonnant de le voir apparaître aussi froid, cynique et détaché. On se demande comment un personnage passionné par la littérature, l'art et la culture peut manquer à ce point de chaleur, d'ambition et de rêve. Rien ne semblait l'animer.
En conclusion, cette fiction se dévore d'une traite et bien qu'elle présente quelques défauts, elle demeure une œuvre courageuse qui aborde avec audace un sujet aussi brûlant et scruté.