On devrait toujours porter une attention particulière à un livre qui vous tombe par hasard entre les mains. Sans doute celui-ci - le hasard ou le livre - a-t-il quelque chose à nous dire.
Ainsi de ce roman de Montherlant, paru en 1936 et déniché par accident dans un bac à livres.. Si Jean-Baptiste de Froment ne m'avait pas récemment parlé de cet auteur, sans doute aurais-je passé mon chemin. La curiosité l'a emporté et bien, oh bien m'en a pris. Bien m'en a pris de croire la parole d'un écrivain plutôt que les on-dit au sujet de Montherlant dont notre très moraliste époque ne retient que la misogynie. Dommage car le style de cet auteur est un vrai miracle.
Dès les premières lignes, j'ai eu le sentiment que ce livre avait été écrit pour moi. Il s'ouvre sur une lettre, celle d'une femme amoureuse qui semble hésiter entre sa dévotion pour Costals et celle qu'elle a pour Dieu. La tonalité est lyrique à souhait, élégiaque - tout à fait ce que j'aime.
Puis une deuxième lettre, d'une autre femme cette fois, Andrée. Cette dernière qui n'est ni plus ni moins que mon double littéraire, ma soeur d'âme de papier, ma jumelle sensible. Elle aussi écrit à Costals et il sera beaucoup question de leur lien dans ce roman partiellement épistolaire. On y découvre aussi des extraits du plus beau jour, un magazine de 1926 qui relayait les petites annonces matrimoniales (leur lecture est à la fois touchante et hilarante et en dit long sur les goûts et les us de l'époque)
Les jeunes filles nous parle de l'amour sans écho d'une femme pour un homme qui l'ignore ou se joue d'elle. La polyphonie des voix - un coup Andrée, un coup Costals - enrichit nettement le récit en changeant le point de vue et en nous donnant à entendre plusieurs versions. Le glissement focal permet aussi de donner une dimension très moderne à ce roman : nous avons les lettres de Costals à Andrée mais aussi celles qu'il adresse à ses amis et d'un interlocuteur à l'autre, le contenu est fort différent..
C'est un roman sur les chimères et les illusions de l'amour - il est d'ailleurs un fascinant passage sur l'Hypogriffe qui mériterait qu'on s'y attarde. Andrée aime d'un amour absolu - admirable pour moi - un homme qui la maltraite. Pourquoi ? En vertu de ce que professe Barthes lorsqu'il parle d'érotomanie : L'Amoureux se convainc que l'autre l'aime mais ne lui dit pas. Comme cette pauvre (vieille) fille (que Costals dans son inénarrable cruauté considère comme un laideron) est pathétique à submerger de lettres celui qu'elle indiffère, agace voire dégoûte. A quelles extrémités, à quelle indignité vous conduit parfois l'amour ! Andrée veut à tout prix croire que Costals a des sentiments pour elle alors elle fait feu de tout bois. Tout est bon pour le coeur épris et aveuglé par sa propre émotion et qui croit lire des aveux dans le moindre mot banal, le moindre geste non calculé.. Comme cela a résonné en moi!
J'ai été très choquée par la violence, la méchanceté de Costals qui en deviennent parfois risibles à force d'excès. On n'a pas idée de manquer d'hypocrisie à ce point là - c'est bafouer les règles élémentaires de la communication ! Certains de ses propos et de ses considérations ne manqueront pas de faire bondir les néo-féministes actuelles qui s'égosilleront sur son machisme, son idée que la femme ne souhaite d'autre horizon qu'un mariage heureux etc.
Reste que certains développements - sur la relation très différente qu'entretiennent les hommes et les femmes avec le bonheur - m'ont parus très pertinents et auraient toute leur place dans le débat actuel - si tant est que le débat soit encore possible à une époque si prompte à balancer les porcs et autres...
Ce premier roman entame une quadrilogie que je m'en vais engloutir, tant ces pages m'ont enthousiasmée par leur beauté stylistique, l'actualité de leurs réflexions, le lyrisme de certains passages, la singularité du personnage masculin et l'humour acide qui transpire de l'ensemble...
Ah, les supplications d'Andrée, ses lettres qu'on dirait rédigées à genoux, sa vie qui ne signifie plus rien si Costals ne daigne lui accorder un baiser...
Que cette emphase m'a parue à la fois tragique et somptueuse ! A se demander si nous serions capables encore aujourd'hui d'un tel embrasement solitaire, d'une telle abnégation amoureuse, d'une telle patience sans écho... Cela sent son XIXème romantique !
J'ai également adoré que cette femme si piétinée par cet homme intraitable soit une grande intellectuelle qui lit Nietzsche en cachette à son travail, et dont la vie se résume à la lecture et la correspondance. Sa grandeur, c'est à la fois son intelligence et sa sensibilité et sa dernière lettre apporte une touche de lumière...
Il est douloureux toutefois de lire le décalage entre ses espoirs sans bornes et les choix de celui qu'elle aime et qui s'entiche d'une idiote (qu'il considère comme telle, sans vergogne), sourd à ses suppliques et ses prières. Est-ce à dire que plus l'amour est quémandé, mendié, plus on exprime son besoin vital, moins il advient ? Il y a aussi que Costals confesse ne pas désirer physiquement Andrée, l'une des raisons qui le pousse à ne pas donner suite à ses propositions.
Pourtant, on note un certain sadisme de sa part à continuer de lui répondre (de façon fort intermittente - et quelle tristesse de lire, à la fin d'une lettre où cette femme met son âme à nu, la mention cette lettre est restée sans réponse) et à la fréquenter de temps à autre - pour lui, de la politesse, pour elle, une preuve qu'elle compte pour lui... Dialogue de sourds.
Il y a aussi ces délicieux apartés des personnages et les interventions que l'on devine de l'auteur (qui recadre ou précise un élément) et qui donnent au roman une grande densité réflexive, et lui insuffle beaucoup de vie et de vigueur.
Je retiendrai que Les jeunes filles offre des pages extraordinaires d'un lyrisme amoureux des plus absolus, qu'il est question des phantasmes que l'on nourrit lorsqu'on aime et qu'on se croit aimé, de l'espoir fou que fait naître l'amour, et l'imprudence - la folie - auquel il expose.
Montherlant, qu'on taxe de misogyne avait toutefois une connaissance abyssale de la psyché féminine, une grande sagacité d'analyse des relations entre les sexes, un humour féroce - en plus de posséder une plume admirable, qui mélangerait Maurois et Maupassant... le rêve pour moi, deux Olympes littéraires !
Montherlant, ma révélation du printemps 2019.