Je les vois déjà venir, les bien-pensants, les bons apôtres, les détraqueurs de l'indécence ! Brinquebalant leur Morale sur un brancard, sous des banderoles de soie - "A bas le mal (mâle), et vive l'égalité !"
Car Les Jeunes Filles, c'est le livre le plus haïssable qui soit. Et les plus irrités par la colique néphrétique clameront que cette oeuvre est une profonde saloperie. Moi, je vous le dit : c'est l'histoire la plus drôle que j'ai tenue dans mes mains.
Derrière ce voile misogyne, ce cynisme, cette violence morale, se trouve l'expression d'un génie. Génie du mal, certes. Et alors ? Ce génie repose sur un mécanisme littéraire parfaitement orchestré par une structure variée et rythmée du récit. Alternant entre roman épistolaire, chapitres de narration extra-diégétique et carnets intimes, H. de Montherlant bâtit un univers riche de degrés de lecture. La principale réussite de cette structure réside dans l'alternance des trois instances narratives principales, avec plusieurs niveaux d'ironie.
L'instance narratrice principale est celle du narrateur-protagoniste Costals. Costals est un écrivain à succès. Il est macho, lâche, hypocrite. Un pervers narcissique sans scrupules. Le plus effrayant, c'est la facilité avec laquelle une partie des lecteurs masculins va s'identifier à lui. Dandy cynique et libertin, Costals développe sa philosophie immorale concernant son rapport aux femmes - aux "jeunes filles". Introspection rigoureuse qui permet de dresser un portrait psychologique complet du personnage. Une psychologie géniale, bien qu'ignoble. Dans ses carnets, il justifie ses actes par une rhétorique pragmatique aussi sincère qu'abjecte. Cette cruauté, ce désabusement de tout, son éternel ton sardonique créent une climat constant d'ironie corrosive. Puis il applique ses principes dans ses lettres et dans ses attitudes, mais avec un décalage hypocrite que ne peut percevoir que le lecteur. Cruauté sur cruauté, et de cette violence naît une étincelle : le rire.
La seconde instance narrative est, dans la partie épistolaire des Jeunes Filles, la plume des admiratrices et correspondantes de Costals. Le rire découle ici de leur premier degré, qui les conduit à des introspections naïves, renforcées par leur manque d'empirisme. Comble du pathétique, elles sont l'incarnation de la fatalité du monde sexiste de Costals, et semblent, par l'expression de leur pathos misérable, confirmer son point de vue. Irrépressiblement, alors que Costals incarne, en toute objectivité, le parfait salaud, on préfère se ranger de son côté face aux profils minables de ses admiratrices - ces insupportables fanatiques ignares et frustrées. Si rire d'elles paraît d'abord cruel, la lucidité vient remplacer tout remord - et on méprise, méprise, avec contentement, embarqués par quelque démon de la perversité...
La dernière instance narrative, et sans doute la plus intéressante, est le narrateur omniscient extra-diégétique. De nouveau, il justifie la philosophie de Costals en empruntant son ton ironique et son système de pensée. Alors qu'on l'aurait pensé neutre, lui-même entre dans le jeu de l'anti-héros, normalisant et universalisant ainsi la compréhension de sa psychologie. Il va même plus loin, en ironisant sur Costals lui-même, apportant ainsi un "4ème degré" de lecture ironique - mais sans jamais le blâmer. Et la cruauté du propos, qui atteint à chaque page de nouveaux sommets, est décuplée dans ce climat de nihilisme suprême...
Entre témoignage infâme et autodérision, H. de Montherlant s'immisce tantôt dans la figure du narrateur omniscient, tantôt dans celle du narrateur-personnage, critiquant la société des apparences, des bonnes mœurs, des conventions... Mais aussi celle, décadente, des dandys droitards libertins et de leur arrogance magistrale - de leur déviance même, puisque la corruption profonde de Costals fait de lui non seulement un impudent, mais aussi un être malsain...
Cette ironie suprême, on la pressent avant même de se plonger dans la fiction, d'abord avec ce titre fabuleux, ensuite avec la niaise épigraphe de l'Arétin ("Tout le temps qui n'est pas consacré à l'amour est perdu."), enfin avec l'avertissement signé Henry le nanti, qui cherche à défendre l'horreur qu'il s'apprête à nous faire lire en précisant que Costals n'est qu'un personnage de fiction... mais dès le début, on la sent venir la grosse farce, l'ironie déborde déjà de cet avertissement comme un fou rire mal contenu. Cet avertissement est déjà si ironique, si drôle. Après la lecture, il sonne comme la preuve que H.d.M. s'identifie pleinement à deux des trois instances narratrices : d'abord, il signe cet avertissement de son nom, mais le rédige dans le même style, le même ton, et la même position que le narrateur omniscient du récit. Puis, le débat sur le conflit entre auteur et personnage qu'il semble défendre ici (une fausse défense, pour rire des bien-pensants !), apparaît à un moment du récit, dans un dialogue entre le personnage de l'écrivain et sa fervente admiratrice. Il n'y a aucun doute. H.d.M se moque de tout.
Par ailleurs, cet avertissement ironique n'est pas sans rappeler la préface de Lolita (Nabokov, 1955), roman dont la construction psychologique du narrateur-personnage de pédophile sociopathe ressemble à bien des égards à celle de Costals dans Les Jeunes Filles... comme quoi, pour que j'aime un livre, il faut que le personnage principal soit un gros détraqué... Syllogisme des gentils apôtres, des bienséants, des défenseurs de la morale : si Les Jeunes Filles est une oeuvre misogyne, alors Lolita est une oeuvre pédophile.
Et moi je m'en fous parce que j'ai ri, ri devant cette débauche de méchanceté, expression d'une vérité impitoyable.
Merci Jeanne.