"Les Racines du ciel", comme son nom l'indique, est un roman qui traque les ultimes traces de liberté sur la planète, où qu'elles se cachent... Ce qui donne lieu à des descriptions oniriques où les ciels de la savane africaine se reflètent dans l'inquiétude des visages, qui prennent tour à tour toutes les nuances de l'arc-en-ciel telle une palette des émotions humaines, indépendamment de la couleur de peau...
Et comme sa couverture ne l'indique pas, ce n'est pas un roman sur les éléphants, mais plutôt sur ce qu'il faut à un homme dans sa vie pour qu'il puisse se regarder dans la glace le matin quand il se lève. En ce sens, le but poursuivi par le défenseur des éléphants confine à l'égoïsme...
Le massacre des éléphants n'est pas non plus un "parallèle" -- comme j'ai pu le lire ici où là -- avec les horreurs nazies perpétrées dix ans avant la sortie du livre, même si les deux héros en ont chacun une expérience douloureuse. Morel, le Français qui défend les éléphants, donc, a été prisonnier dans un camp et les éléphants lui ont permis de survivre en s'évadant par la pensée (ce roman a, je trouve, des accents très jack-londoniens)... Pour Minna, "l'entraîneuse" allemande (violée à de multiples reprises pendant la guerre) qui a décidé de le suivre partout en dépit du bon sens, il s'agit plutôt de "réparer" les crimes de certains de ses compatriotes... (Elle le dira à plusieurs reprises : "Parce que j'étais de Berlin...", "Non, je n'étais pas amoureuse", "Oui, on couchait ensemble"...)
Cela dit, la multiplication des points de vue et les allers-retours chronologiques (on sait que ça finit par un procès), s'ils évitent de tomber dans l'écueil d'une binarité attendue et stérile sans entamer la fluidité de l'écriture, autorisent néanmoins quelques redites dans la bouche de différents personnages, ce qui ne m'a nullement gênée. Ainsi :
"... que nous en avons assez de servir de jardin zoologique au monde, de délassement à l'usage des Occidentaux blasés par leurs gratte-ciel et leurs automobiles, qui viennent ici pour se retremper dans le primitif et s'attendrir devant notre nudité et nos troupeaux. Nous en avons assez -- par-dessus la tête -- et je vous demande d'insister là-dessus --, nous voulons faire sortir l'Afrique de la sauvagerie et je puis vous jurer que les cheminées d'usines sont à nos yeux mille fois plus belles que les cous des girafes tant admirées de vos touristes oisifs."
Et plus loin : "L'Afrique ne s'éveillera à son destin que lorsqu'elle aura cessé d'être le jardin zoologique du monde... Lorsqu'on viendra ici non pour regarder nos négresses à plateaux, mais nos villes et nos richesses naturelles enfin exploitées à notre seul profit. Tant qu'on parlera de nos "espaces illimités", et de notre peuple "de chasseurs, de cultivateurs et des guerriers", nous serons toujours à votre merci -- ou pire encore, à la remorque de quelqu'un. L'Amérique est sortie de ses limbes avec la disparition des bisons et des buffles ; tant que les loups ont poursuivi les traîneaux dans la steppe russe, le moujik a crevé de saleté et d'ignorance, et le jour où il n'y aura plus de lions ni d'éléphants en Afrique, il y aura par contre un peuple maître de son destin. Pour notre jeunesse, nos élites -- dosées au compte-gouttes -- les grands troupeaux en liberté donnent la mesure du retard qu'il faut rattraper... Nous sommes prêts à rattraper ce retard, non seulement au prix des éléphants, mais encore à celui de notre vie..."
Et pour finir, son passage le plus célèbre (la 4e de couverture de l'édition Folio) :
"La viande ! C'était l'aspiration la plus ancienne, la plus réelle, et la plus universelle de l'humanité. Il pensa à Morel et sourit amèrement. Pour l'homme blanc, l'éléphant avait été pendant longtemps uniquement de l'ivoire et pour l'homme noir, il était uniquement de la viande, la plus abondante quantité de viande qu'un coup heureux de sagaie empoisonnée pût lui procurer. L'idée de la "beauté" de l'éléphant, de la "noblesse" de l'éléphant, c'était une notion d'homme rassasié, de l'homme des restaurants, des deux repas par jour et des musées d'art abstrait -- une vue de l'esprit élitiste qui se réfugie devant les réalités sociales hideuses auxquelles elle est incapable de faire face, dans les nuages élevés de la beauté, et s'enivre des notions crépusculaires et vagues du "beau", du "noble", du "fraternel", simplement parce que l'attitude purement poétique est la seule que l'histoire lui permet d'adopter. Les intellectuels bourgeois exigeaient de leur société décadente qu'elle s'encombrât des éléphants pour la seule raison qu'ils espéraient ainsi échapper eux-mêmes à leur destruction."
Un grand roman comme on n'en écrit plus.