Le découpage existant de SC de l'œuvre "Les Thibault" correspond, je pense, à l'édition en Folio en trois volumes. Le premier volume est aussi celui où les contributeurs ont choisi de placer leurs critiques.

Un temps, j'ai pensé me conformer aux trois rubriques puis finalement, je vais faire une critique globale pour l'œuvre complète. Car "les Thibault" c'est quand même un roman (une saga !) qui me parait assez homogène sur l'ensemble avec les mêmes personnages qu'on suit tout au long et ça m'embête de découper l'avis en trois parties distinctes.

C'est un roman que j'ai lu - passionnément - vers 17 ou 18 ans. Ce roman fait partie, pour ce qui me concerne, des livres fondateurs. Je ne l'avais jamais relu.

En fait, au-delà du problème posé par le nombre conséquent de pages à lire (environ 1900 pages), j'avais comme une espèce de peur à l'âge adulte de ne plus autant l'apprécier. Et là, à la relecture, miracle, j'ai été – à nouveau - aspiré par le roman. Impossible de m'interrompre (pour faire une critique intermédiaire, par exemple) … C'est d'ailleurs une autre raison qui fait que je traiterai ce roman globalement sur SC.

Autre généralité : l'édition des œuvres complètes de Roger Martin du Gard est accompagnée d'une passionnante préface d'Albert Camus dont je m'inspire quand même un peu dans mon avis (en essayant de ne pas le trahir) en la signalant par des inclusions en italique.

Le roman est construit en grands chapitres (sous-romans ?) qui se déroulent sur quelques jours voire quelques semaines mais parfois séparés de plusieurs années ; un peu comme si Martin du Gard voulait aller à l'essentiel et se consacrer aux points clés d'une vie sans embêter le lecteur avec les détails inutiles d'une vie routinière.

Le style de l'auteur est très agréable et assez fluide. J'aime la façon dont il attaque un chapitre lorsqu'il place un mot fort qui capte l'attention du lecteur. J'aime aussi sa façon d'insinuer ou de glisser une information relative à un personnage de façon anodine ou naturelle qui me parait assez caractéristique du roman. En effet, il se passe souvent du temps entre deux parties (deux sous-romans) et la vie des personnages a continué, bien entendu. Au lieu de faire un "récapitulatif" avant de commencer, l'auteur embraye directement à un moment donné et petit à petit, il nous donne les pièces manquantes du puzzle. Le lecteur découvre naturellement peu à peu ce qui est arrivé, au hasard des réflexions des uns et des autres. Par exemple, on quitte "la belle saison" avec en tête, évidemment, le devenir de Rachel et de Jenny et on apprendra progressivement ce qui a pu leur arriver, parfois par une allusion, un mot, une confidence.

Rachel ! Rachel dont on a l'impression que l'aventure est digérée alors que Martin du Gard laisse régulièrement supposer qu'elle est encore et toujours dans la tête d'Antoine. D'ailleurs, il lui suffit de recevoir dans une lettre sibylline un certain collier d'ambre pour que toutes les sensations s'imposent à nouveau à lui. Et le lecteur se remet même à espérer l'impensable …

Quant à Jenny qu'on quitte à la fin de la "belle saison", on ne saura quelque chose d'elle qu'à la fin de "la mort du père" et encore de façon très elliptique : tout se passe comme si la vie avait digéré le personnage tout en maintenant l'intérêt et la curiosité du lecteur.

Mais pour rester sur le personnage de Jenny, lorsqu'elle revient sur le devant de la scène dans "l'été 1914", Martin du Gard la cite de façon impromptue et c'est comme si le roman s'électrisait brusquement.

Pourtant, ça commence mal car Martin du Gard nous assène un angoissant "Jenny n'avait pas reconnu Jacques" …

Car on était resté sur notre faim dans "la belle saison" avec la fuite de Jacques. Dans "l'été 1914", c'est un moment complètement magique savamment distillé par l'auteur. Une chaleur intense dégagée par l'amour hors normes de Jacques et Jenny. Un renversement des codes, surtout à cette époque.

Tout est admirable dans le personnage de Jenny ! Jusqu'à son refus obstiné de consentir à un mariage de convention avec Antoine pour que Jean-Paul ait un père.

Le personnage de Jacques, "l'un des plus beaux portraits d'adolescents de notre littérature". Cet écorché, courageux et volontaire, obstiné à tout dire de ce qu'il pense (comme si tout ce qu'on pense valait d'être dit), passionné dans l'amitié et gauche dans l'amour ….

Je reproduis cette excellente description de Camus. Je pense qu'aujourd'hui je mets plus de mesure dans mon appréciation du personnage. Mais même à 67 ans, je ne peux qu'encore vibrer à la lecture de ses aventures. J'admire encore sa gestion de la haine du père et la façon que Martin du Gard fait ressortir derrière les réactions épidermiques et violentes de Jacques, le fond profond et puissant de cet adolescent qui atteindra à peine l'âge adulte. La découverte que fait Jenny, lors de cette fameuse "belle saison", d'un Jacques insoupçonné. Le merveilleux cadeau, inespéré, que Jacques va lui laisser… Quelle émotion quand on découvre (à la première lecture du roman, bien sûr) au détour d'une page, Jean-Paul ! À la relecture, on attend avec fébrilité que l'info nous arrive.

Le personnage d'Antoine. D'abord sa défiance face à ce père qu'il n'aime pas et dont il s'éloignera à tous les points de vue. Un point significatif dans "l'épilogue", il envisage de vouloir défendre la mémoire du père Thibault pour son neveu et finalement ne le fera pas. Il laissera vite tous ces aspects de spiritualité – je dirais bien au risque de choquer, les bondieuseries - pour le culte du corps physique, pour le culte des sens. Normal, dira-t-on, puisqu'il est médecin. Tout chez lui est "physique". Ses amitiés, ses amours, ses relations professionnelles.

C'est à la fin de "la mort du père" qu'Antoine rompt physiquement le cordon ombilical qui le reliait à son père à travers le fameux entretien avec l'abbé Vécard. En fait, cet abbé, confesseur et confident du père, n'a fait que matérialiser, concrétiser l'intuition d'Antoine relative à la vanité insupportable du père lors de son agonie et de ses funérailles qu'il avait organisées de son vivant … dans le pénitencier même où il avait flanqué Jacques pour le punir.

Et c'est vrai que le métier d'Antoine prédispose à un endurcissement de l'esprit face à la maladie ou au mal. Un certain égoïsme aussi. Le personnage de son frère Jacques lui apportera une dimension plus humaine dans le "cahier gris" et surtout, le "pénitencier" et sera un révélateur qu'on ne peut pas se contenter de ne s'occuper que du corps. Le plus grand révélateur de sa nature profonde sera bien sûr Rachel qui lui fait découvrir l'autre, qui lui fait découvrir le plaisir (le bonheur) d'être avec l'autre.

Jacques et Antoine sont les enfants indéniables d'un même père ; les (rares) qualités du père se retrouvent chez l'un comme l'autre dans leur honnêteté et leur intransigeance intellectuelles. Chez l'un, c'est le pacifisme et le refus de la guerre. Chez l'autre, c'est la volonté de réussir dans son métier et de faire progresser la science.

Dans "l'Epilogue", Antoine reviendra longuement sur ses positions politiques face à la guerre et ne sera pas loin de l'état d'esprit de Jacques dont on pourrait dire qu'il prolonge la pensée. On apprécie quand il se prend à espérer en une paix durable, une "union européenne". On sourit quand il s'adresse à Jean-Paul pour lui dire que quand il aura 25 ans en 1940, "tu vivras sans doute dans une Europe reconstruite, pacifiée". D'autant plus que Martin du Gard étant mort en 1958, il ne fait que mesurer l'ampleur de la désillusion au sortir de la guerre, malgré les espoirs qu'apportaient les projets de création de la SDN.

Je suis à cinq pages sur Word et il me reste tant à dire de ce roman époustouflant et passionnant. Je n'ai pas parlé des personnages secondaires comme celui, très beau, de Gise ou encore de Mme de Fontanin, mère de Jenny qui est la bonté personnifiée, qui aura à subir le mépris du grand catholique Thibault à cause de sa foi protestante, de Daniel qui fut le grand ami en début d'adolescence de Jacques …

Pour finir, œuvre d'une très grande richesse dont on peut comprendre facilement qu'elle ait conduit à la "nobelisation" de son auteur

Les problématiques évoquées dans le roman concernant un "improbable" conflit européen à la veille de l'été 1914 et de l'engrenage fatal de l'Histoire, sont toujours actuelles malgré une situation de paix en Europe de l'Ouest depuis presque 80 ans (du jamais vu). Mais aujourd'hui, on mesure à quel point cette construction humaine peut s'avérer encore une fois fragile.

Les destins bouleversants des personnages hors normes, chargés d'une énorme émotion, Jacques, Antoine, Jenny et Rachel …

1ère édition 29/12/22

Révision 6/01/23

JeanG55
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le 7 janv. 2023

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