Ce roman est bien plus intelligent que ce que la communication des éditions de l'Olivier n'en laisse penser (en même temps, quelle idée que de lire le bandeau et la quatrième de couverture...). Ce n'est Dieu merci pas une énième romcom entre un prolo et une bourgeoise, doublé de la popularité lycéenne pour lui et du bannissement intello pour elle. Sally Rooney est beaucoup plus intelligente que cela, elle s'appuie sur ce cliché pour le déjouer et filer une histoire d'amour et de sentiments sur plusieurs années entre ses deux personnages, Marianne et Connell. Il est difficile de ne pas voir les images de la série (très réussie) ressurgir à la lecture postérieure du roman. Celui-ci est plus subtil, moins appuyé et démonstratif. Rooney balade ses deux (post-)adolescents dans la vie contemporaine des young adults, du lycée à la fin de la fac. Ils s'aiment, s'attirent, se cachent, s'assument, se séparent au gré des circonstances, se retrouvent, s'écrivent beaucoup. Leur relation est très littéraire au sens littéral du terme, annonçant les mails qu'Eileen et Alice s'écriront dans Où es-tu, monde admirable ?, le troisième et plus abouti roman de l'autrice, montrant ainsi sa foi en la littérature.
Il serait incapable d'expliquer ce qu'il y a de si prenant dans les e-mails qu'il envoie à Marianne, mais ça ne lui paraît pas futile. Le fait de les écrire lui donne l'impression d'obéir à un principe plus large et fondamental, qui touche à son identité, voire à une chose plus abstraite, qui a trait à la vie même.
Marianne s'interroge sans cesse sur sa relation au monde, faite de soumission mentale et de domination, de mépris et d'envie ; Connell souffre du mal des transfuges et de la dépression sans que cela ne soit jamais plaintif ou démonstratif, mal à l'aise dans sa bourgade de l'Ouest profond de l'Irlande qu'il a le sentiment de trahir comme au Trinity College de Dublin, genre de Sorbonne locale.
Ce qui est beau dans le début de l'oeuvre rooney-esque, c'est la délicatesse des sentiments d'une génération en qui l'esprit critique et la déconstruction des sciences sociales ont infusé, qui ne prend plus rien pour acquis et évident, pour qui le couple et l'amour sont des notions floues. L'écriture est faussement simple : on a l'impression de lire des phrases évidentes, l'une appelant la suivante, sans jamais tomber dans la facilité ou le cliché. En ayant lu ce deuxième roman après le premier et le troisième, j'ai comme l'impression que Rooney a modifié son style uniquement dans celui-ci, en le rendant plus encore accessible, lisse et neutre. Une écriture normale, méta donc.
Les romans de Sally Rooney forment une fresque subtile d'introspection des sentiments, portée par une forte croyance en l'amour, quelle que soit la forme sociale qu'il prenne, pour sauver la vie. Il faut donc évidemment les lire.