[Moins une critique qu'un travail universitaire, ce qui suit est en fait une rapide étude de l'image du totalitarisme mise en récit par Zamiatine. Le style en a été modifié pour en rendre la lecture le moins chiant possible.]
Premier véritable roman contre-utopique de l’histoire littéraire, l’écriture de Nous autres est pourtant placée sous le signe de la censure dès sa finalisation. Achevé en 1921, ses premières éditions seront une traduction en anglais en 1924, une autre en tchèque en 1927 et enfin une troisième en français en 1929. Le roman ne paraitre en Russie qu’en 1988. Pourquoi une telle censure dès cette année-là ? Zamiatine était-il donc un écrivain visionnaire, au style menaçant pour l’avenir soviétique ?
Une contre-utopie ne serait rien, bien sûr, sans une rigoureuse description de son système structurel. Dans ce monde futuriste très lointain, une société d’ensemble a été fondée en un « État Unique », un État sans autre campagne ou forêt que celle de l’autre côté du « Mur vert » (qui n’a de verre que la matière dans laquelle il est construit) et englobant la totalité de la surface habitée du globe. En l’occurrence, Zamiatine, dans son roman, nous dépeint une société en apparence idéale et unique, rassemblée sous la bannière d’un individu supérieur : le Bienfaiteur. Appellation ne manquant pas d’une emphase particulièrement frappante dans la vision qu’en ont de fait les individus, à savoir un être bienfaisant, protecteur, responsable du bonheur commun. Un dirigeant, somme toute, investi lors d’une cérémonie sacralisée à l’extrême : le « Jour de l’Unanimité », au cours duquel chacun va voter pour « remettr[e] au Bienfaiteur les clefs de [leur] bonheur » selon un ordre et une organisation très stricts. Il n’y a qu’un individu pour qui voter, ledit Bienfaiteur, et le résultat étant connu à l’avance, on peut ainsi fêter cette réélection comme il se doit.
Un État également égalitaire, dans lequel le bonheur est une valeur universelle, qu’une somme d’individus massifiés ont adoptée au détriment de la liberté. Ce système, D-503, auteur des « notes » (plutôt que des chapitres) constituant ce livre, le compare au monde tel que nous, citoyens du XXIe siècle, et auparavant au XXe siècle, le connaissons : « Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté, ou la liberté sans bonheur, pas d’autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consiste la misère humaine : on aspire aux chaînes. » L’utopie zamiatinienne dans laquelle s’imagine D-503 est ainsi une société où la liberté a été oblitérée car elle empêche d’accéder au bonheur, l’état où chaque citoyen de l’État Unique aspire à se trouver. En fait, « le seul moyen de délivrer l’homme du crime, c’est de le délivrer de la liberté » ; le but est donc d’aspirer au bonheur autant qu’à l’ordre. Et cela, les citoyens semblent l’admettre comme un fait inaliénable ; on est assez proche, en ce sens, du système propagandiste, dans la mesure où ces individus vivent dans un monde cohérent et fictif ; cohérent selon eux, mais que nous lecteur, savons fictif.
Dans cet État totalitaire, la surveillance est le mot d’ordre. Le motif du verre est omniprésent : les trottoirs, les escaliers, les murs des immeubles… « Tout est en verre », de manière à ce que chacun puisse être surveillé par tout le monde, sans pour autant s’en rendre compte. On se rapproche là du modèle panoptique foucaldien avant la lettre : « Le vrai effet du Panopticon, c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé, qu’il ait l’expérience constante d’être dans un état de visibilité pour le regard. » Point de cellule en l’occurrence, mais les appartements ; la vie privée au sein de l’État Unique est donc soumise au régime de surveillance permanente, afin d’empêcher d’éventuels comportements déviants. Il y a cependant prescription dans une moindre mesure : une heure par jour, les individus sont soumis à une « Heure personnelle », pendant laquelle leurs rideaux peuvent être tirés, afin de se livrer à l’acte sexuel. Mais il s’agit là de l’unique « exception » à l’établissement panoptique visionnaire dont Zamiatine fait état, en-dehors de laquelle l’intimité, finalement, n’existe même pas, chaque concitoyen étant un surveillant potentiel. Un état de fait, encore une fois, approuvé tacitement par l’ensemble de la société : « Il est très agréable de sentir derrière soi le regard perçant d’une personne qui vous garde avec amour contre la faute la plus légère, contre le moindre faux pas. »
Cette méthode de surveillance demeurant insuffisante à l’échelle sociétale, l’État Unique a tout de même institué une institution policière, publique autant que secrète : les Gardiens. Le nom de leur corps de métier indique d’emblée leur rôle : préserver l’État Unique, le protéger. On s’en rend compte par le biais du personnage de S, que l’on devine en faire partie (« Je me souviens [l]’avoir vu […] sortir plusieurs fois du Bureau des Gardiens ») et dont ce nom désigne un son sournois et persifleur : présent en arrière-plan tout au long du roman, D-503 le voit partout, et finit par spontanément se rendre dans son bureau à la fin du roman afin de dévoiler tout ce qu’il sait, pour finalement se rendre compte que « tout ce que j’avais apporté ici […] était aussi connu et ridicule que l’histoire d’Abraham et d’Isaac… » Ces Gardiens, on les voit (lors de l’exhibition d’un criminel, pp. 124-127, mais en même temps ils se fondent dans la population (« Je compris que c’étaient les Gardiens ») ; la surveillance, dans cet état, est multiple, et s’organise à l’intérieur comme à l’extérieur de la masse humaine instituée.
Dans cette société centralisée, « Est-il besoin de dire que rien chez nous n’est laissé au hasard ? » La société zamiatinienne dépeinte dans Nous autres est un monde parfaitement normé, selon des propriétés mathématiques strictement définies, où tout est fait de lignes et d’équations ordonnées. Si D-503, comme chaque individu, réduit à un simple numéro dans une masse de chiffres désindividualisés, pense sa vie selon une équation aux multiples inconnues, représentant les difficultés qu’il rencontre lors de son cheminement vers le bonheur, tous les éléments abstraits ou presque sont pareillement associés à des données mathématiques : « N’est-il pas évident que la félicité et l’envie ne sont que le numérateur et le dénominateur de cette fraction que l’on appelle le bonheur ? » C’est même la vie entière des individus qui est réglementée selon la « Table des Heures », une sorte d’emploi du temps défini par l’État Unique pour organiser la vie mathématiquement, en répartissant les heures de travail et les heures personnelles susnommées. C’est selon cette organisation rigoureuse que les Numéros effectuent les « quinze mastications réglementaires » et se meuvent conjointement dans un ballet que l’on appréhende comme une chorégraphie normative. L’État Unique se caractérise comme une société vénérant l’ordre, qu’elle a préféré à l’entropie révérée par les « anciens », que seuls glorifient maintenant les « Méphi », un mouvement révolutionnaire de sous-sol, marginal, dirigé par I-330, une femme qui boit et fume, tout en rappelant à D-503 que, comme le nombre des chiffres est infini, il ne peut y avoir de dernière révolution, comme le prétendent les philosophes-mathématiciens de l’État : « Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… »
Influencés par cette organisation parfaitement ordonnée les individus en uniformes finissent par devenir eux-mêmes comme en en partie mécanisés : D-503 « [s]’aperçu[t] que le métronome s’était arrêté en [lui] », et parle même plus loin d’un « phonographe ». Dans cette masse d’individus désindividualisés, « mien » devient un « mot barbare », il est oblitéré au profit du « nous » : « Je m’efforcerai d’écrire […] ce que nous autres nous pensons. » Le langage a donc un pouvoir unifiant qui permet de restituer une intériorité humaine mécanisée à l’échelle globale ; « la droite […] grande, précise, sage » devient facteur de la transformation humaine, qui s’uniformise selon le modèle étatique défendu : « la victoire grandiose remportée par tous sur un seul, par le total sur l’unité… » On pense alors à la notion de « fiction grammaticale » d’Arthur Koestler, mais de nouveau a posteriori : le « je » délaissé au profit du « nous », l’individualité reléguée en tant que quantité infinitésimale par rapport à une masse collective dont les dimensions confinent à l’infini : « La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est d’oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie d’une tonne. »
Le bonheur auquel la masse zamiatinienne se soumet apparaît, d’une certaine manière, artificiel, et on peut le considérer comme tel, si l’on appréhende la situation coercitive dans laquelle il s’inscrit. L’État Unique, à la manière d’Equilibrium quatre-vingt ans plus tard, rejette certaines sensations, parmi lesquelles le rêve est considéré comme une « maladie », ni plus ni moins. À partir du moment où, sous l’impulsion de I-330, il commence à développer de l’imagination et à rêver, il se marginalise, comme un être malade. Cet état de fait est d’autant plus pertinent que ces marques d’individualité lui sont diagnostiquées par un médecin : « Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous. » Dans la contre-utopie zamiatinienne, les sensations occupent une part réellement importante car elles permettent l’individualisation dans une configuration étatique où celle-ci n’est pas permise, autant par ses règles que par son organisation en elle-même. Malade, D-503 se sent marginalisé uniquement car il ne suit pas le Tableau des Heures comme tout le monde : « C’était, à la vérité, un spectacle contre-nature : imaginez un doigt séparé de la main, de l’ensemble, qui courait, par petits sauts, le long d’un trottoir de verre. Ce doigt, c’est moi. Le plus étrange, le plus antinaturel, c’est que ce doigt ne voudrait absolument pas être sur la main, avec les autres » ; ce phénomène de marginalisation involontaire, même s’il ne permet pas de totalement se libérer du joug de la pensée (D-503 restera toujours fidèle à l’État Unique) permet donc a minima un début d’individualisation, ce qui permet à D-503 de découvrir certains mécanismes régissant l’organisation totalitaire de l’État Unique, même si ce n’est que pour se féliciter de vivre dans une telle société. Là, les individus sont formatés à la pensée qu’on leur inculque ; on donne un sens à la vie de la masse en satisfaisant leurs besoins et en leur faisant faire des choses que, normalement, ils refuseraient de faire. On est d’autant plus proche du système propagandiste, que l’État Unique, au final, prend une mesure radicale : la Grande Opération, qui « guérit » de l’imagination pathologique afin de rendre l’homme aussi parfait que la machine. Le choix de ce terme fait du Numéro-individu un être d’autant plus déshumanisé qu’en plus d’être entièrement désindividualisé, l’État le rend aussi morne et gris et mécanique que la machine ; la simple hypothèse de mécanisation évoquée plus haut se concrétise et prend alors réellement corps.
Entretemps, même s’il est infinitésimal, l’espoir n’est pas totalement perdu, au fur et à mesure que D-503 se fait séduire par les idéaux libertaires et entropiques de la belle I-330, des questions pointent régulièrement : « Et si cette bête aux yeux jaunes, sur son tas de feuilles sale et absurde, dans sa vie incalculable, était plus heureuse que nous ? » ; « Est-il possible que chacun de nous porte en lui une peine qu’on ne peut lui enlever qu’avec le cœur ? » Le monde sensible de l’entropie se pose en conflictualité avec l’intelligible savamment calculé de la société zamiatinienne, pour se finaliser en une issue fataliste. I-330, que l’on peut considérer comme le chef des Méphi, est menée sous la Cloche du Bienfaiteur, et D-503 est ramené à la raison mathématique : « J’espère que nous vaincrons ; bien plus, je suis sûr que nous vaincrons, car la raison doit vaincre. »
Nous autres a été écrit entre 1920 et 1921. À ce moment-là, Zamiatine ne pouvait écrire une œuvre de fiction à rebours du totalitarisme stalinien, pour la simple et bonne raison qu’il n’existe pas encore. En fait, l’URSS ne sera même fondée qu’un an plus tard, tandis que Lénine mourra en 1924. Staline n’a même pas encore accédé au poste de Secrétaire général du Comité central bolchevik. Si Zamiatine n’a donc aucune structure étatique à proprement parler à décrier, que peut bien dénoncer son roman ?
Il faut entre autres prendre en considération le fait que Zamiatine écrit alors que la guerre civile russe pré-soviétique n’est pas encore terminée, dans un contexte où un début d’état coercitif peut être observé en Russie. Suite à la Révolution de 1917, les oppositions se radicalisent fermement : entre autres, les bolcheviks musellent la presse bourgeoise, l’Assemblée constituante (à majorité socialiste-révolutionnaire) est dissoute et de nombreux décrets sur la terre ou la paix sont promulgués. Malgré l’établissement favorable des bolcheviks, la recrudescence de mouvements d’opposition les pousse à promulguer une dictature politique économique : le communisme de guerre, ce qui pourrait bien être une première limite de la légitimité bolchevique. En 1920, lorsque Zamiatine commence la rédaction de son ouvrage, les nouveaux dirigeants invoquent l’argumentaire nationaliste russe pour faire barrage aux armées de Józef Piłsudski lors de la guerre russo-polonaise. Le contexte d’écriture de Nous autres est donc fortement empreint de la volonté bolchevik d’affirmer et de défendre son idéologie. Zamiatine dénonce-t-il cela pour autant ? Pas réellement. Mais on peut penser à la bureaucratisation progressive du bolchevisme, qui aura cours jusqu’à l’institutionnalisation de l’URSS, ou encore à la massification progressive de l’être humain auquel on assiste lors de cette période trouble. En cela, Zamiatine semble donner un avertissement, voire tenter de prévenir de ce qui découlera de la continuité d’un tel état de fait.
Les comparaisons massives entre cet état diégétique et ce qui ordonnait la vie des « anciens », systématiquement qualifié de « sauvage », « barbare » ou tout autre qualificatif dépréciatif peut également renvoyer à une déception postrévolutionnaire. Si tout état de fait ancien est à jeter, on peut y lire une œuvre révolutionnaire, mais remplacé par un système totalitaire de cet acabit, on peut y déceler un destin non moins enviable que l’ordre prérévolutionnaire, et c’est alors une Révolution ratée que déplorerait Zamiatine, car elle serait en passe de transiter vers une société totalitaire oppressive. Le genre de la contre-utopie prend ici tout son sens, car ce roman révélerait la face cachée de ce que l’on considère comme une utopie au premier chef ; en ce sens Zamiatine est presque visionnaire, car il est presque parvenu à se projeter dans le futur de la Russie soviétique et à en dépeindre une vision qui, si elle n’y est pas totalement conforme, en est étrangement proche.
Il serait trop facile et arbitraire de limiter la portée du message véhiculé par Zamiatine à un lectorat purement contemporain d’une société postrévolutionnaire en passe de déception. Si l’on considère que Zamiatine désirait donner un avertissement quant à la réalité postrévolutionnaire, cette dimension n’est pas à exclure, mais il s’agit de remettre en perspective une expression employée par le narrateur lui-même, D-503 : « Les uns écrivaient pour leurs contemporains, les autres pour leurs descendants, mais personne n’a jamais écrit pour ses prédécesseurs éloignés et sauvages… »
Plus qu’à un public contemporain, Zamiatine, dans cette configuration, se positionne dans une intemporalité flagrante. Citoyen du quatrième millénaire, D-503 s’adresse avant tout aux populations extraterrestres que le nouveau vaisseau de l’État, l’Intégral, s’apprête à partir coloniser. Dans une volonté d’extension globale de son idéologie et de conquête totale, d’autant plus accentuée par le caractère extraterrestre des colonisations à venir, cet État totalitaire va donc à la rencontre de populations primitives considérées comme telles uniquement car non encore rompues à l’idéologie souveraine de l’État Unique. Partant de la configuration que nous avons établie plus haut, Nous autres devient un message transgénérationnel à l’attention de toute potentielle victime de l’institutionnalisation du bureaucratisme de masse à l’échelle étatique. Considéré après coup, il devient un véritable brûlot contre le totalitarisme stalinien, dans le sens où il parvient à anticiper une partie de ses caractéristiques : entre autres la suppression des individualités, la construction propagandiste d’un monde cohérent et fictif et l’oblitération de la liberté au profit du bonheur. Plutôt que le panégyrique glorifiant que D-503 souhaitait adresser à nous, citoyens du XXIe siècle et autres potentiels ancêtres de cet État à venir, c’est en fait un blâme qui nous est involontairement dressé, en guise d’avertissement : ne pas laisser la centralisation et l’extermination de masse s’opérer dans nos sociétés.
Une société totalitaire de Numéros-individus dans un monde intégralement ordonné selon des règles mathématiques strictes et immuables. Une conscience collective claquemurée dans un « nous » inaliénable au détriment du « je » individualisant. Un État coercitif dans lequel l’intelligible prime sur le sensible, relégué à la pathologie. Si la préfiguration du stalinisme est minime, la massification et la bureaucratisation d’une société bolchevique l’est moins. Une société où les caractères se morfondent passivement dans un État Unique dont nous seuls, lecteurs, semblons identifier les limites par (paradoxalement) le panorama élogieux que nous en fait D-503. Zamiatine introduit avec ce roman la notion d’individu plénier dans l’organisation anti-utopique, enfonçant une porte dans laquelle Orwell et Huxley s’engouffreront pour en exacerber les caractéristiques. Censurée en URSS, son œuvre connaîtra une seconde vie par l’initiative afin que la cause qu’elle sert se pérennise par-delà la mise à l’index de ses propos antirévolutionnaires. Plus qu’un simple écrivain, Zamiatine est un révolutionnaire niant le présent et ses fonctions pérennes pour se projeter dans un avenir inquiétant à notre discrétion.