Thomas Pynchon est considéré comme un des piliers de la littérature américaine de l’après guerre. Le célèbre critique Harold Bloom le range parmi les plus grands auteurs américains contemporains aux côtés de Cormac McCarthy, Philip Roth et Don Delillo (une liste pour le moins étrange) et l’Arc-en-ciel de la Gravité, son œuvre maîtresse, est considéré comme un livre culte par de nombreux lecteurs attentifs et sérieux, qui pourraient le placer aux côtés de Moby Dick ou de Lumière d’Août dans le panthéon des grands romans du canon américain.
Comme, en lisant The Crying of Lot 49 (Vente à la criée du Lot 49), j’ai eu l’impression de lire un mélange entre une mauvaise bande dessinée de Gotlib (le moins bon de La Rubrique à Brac), un sketch des Nuls et une publicité pour sous-vêtements un peu pompeuse, à la mise en scène « léchée », je n’ai pas vraiment le sentiment de pouvoir comparer ce livre à Moby Dick. Ni à quoi que ce soit d’autre que j’estime avoir un peu de valeur.
Je veux bien entendre que des lecteurs se marrent en lisant de telles âneries. Comme certains se marrent devant l’humour canal+(Burger Quizz), le Kamoulox ou OSS117. Pourquoi pas. Mais faire de ce livre une référence littéraire, un modèle culturel qui ouvre une voie pour le roman, qui sert d’étalon de goût esthétique, ça me gêne un peu plus. Il faut (malheureusement) prendre le temps de creuser tout ça.
Contrairement à ce qu’on lit ici et là, ce texte n’est pas incompréhensible. Il raconte une histoire à peu près linéaire, qui se désintéresse régulièrement de sa propre logique, qui lance des pistes et les annule constamment et qui, au lieu de construire un univers solide, ne cesse de rebondir sur des signes flasques et mouvants, qui se dégonflent à forces d’être référés à des personnages fantoches et grotesques. C’est une parodie d’enquête, une sorte de « whodunit » (Who has done it, qui a fait le coup?) sans cadavre, un whodunit fantaisiste dont le contenu n’a en soi que très peu d’intérêt et dont le squelette permet de déplacer le personnage principal de ville en ville, de pièce en pièce, pour qu’un nouveau personnage l’oriente vers une nouvelle interprétation et vers une autre situation, les mots clés comme Tristero ou Thurn&Taxis amplifiant la menace d’une conspiration qui ne menace personne et dont l’existence n’a aucune importance.
Une des techniques d’écriture utilisée à répétition repose sur le même principe que la chanson Trois petits chats (« Trois p'tits chats, trois p'tits chats, trois p'tits chats, chats, chats, Chapeau d'paille, chapeau d'paille, chapeau d'paille, paille, paille, Paillasson, son, son, Somnambule, bule, bule etc »)
On décrit une situation (ou on déroule un dialogue), on en extrait un élément au hasard (c’est encore moins rigoureux que la chanson qui elle, au moins, t’obliges à rebondir sur la dernière syllabe), et on réenclenche une situation sur cet élément (assez vite si possible), sans avoir la contrainte d’établir le moindre lien avec la précédente. Le moins qu’on puisse dire c’est que c’est assez commode. C’est d’ailleurs à peine une technique. N’importe quelle rédaction à peu près correcte d’un collégien à l’imagination un peu vive repose sur les mêmes ressort d’illogismes, de coupes brutales, de fuite en avant qui, des fois, déclenchent des effets comiques involontaires (comme si un film était en permanence coupé en plein milieu de ses scènes, de manière aveugle, créant des effets de collusions hasardeux).
D’autres techniques, comme l’utilisation du conditionnel, l’entrelacement mécanique de la réalité et de la fiction (rêve, télé, histoire, pièce de théâtre etc) et l’insertion d’informations historiques sur le mode de l’excès (une prolifération maladive de détails qui empêche d’installer un contexte déterminé et se réduit à un dégueulis de données qui s’encastrent les unes dans les autres) permettent de ne pas prendre trop de risques sur ce qui est vrai ou pas, ce qui est pertinent ou pas, ce qui a de l’importance ou pas. Et ça permet également d’ouvrir la boite de Pandore de l’interpretite.
On fait apparaître des personnages ex nihilo, sortis de nulle part (comme le vieillard dans l’embrasure de la porte, ou le visqueux Mr Thoth) pour permettre de faire progresser, de manière fonctionnelle, la recherche dépourvue de profondeur. On raconte des histoires dans les histoires dans les histoires, de manière hystérique (peut-être pour remplir et cacher le fait qu’on n’a pas grand-chose à raconter de substantiel, qu’on est incapable de se concentrer sur quoi que ce soit, de construire un thème littéraire réel). On bouge dans tous les sens pour éviter que le personnage (et le lecteur avec elle) ne puisse intégrer correctement les informations reçues, qui sont souvent contredites dans la foulée ou complètement métamorphosées.
Les personnages étant tous caricaturaux et moqués (personnages de cartoons), ils ne recèlent aucun enjeu sérieux. Ni moral, ni philosophique, ni existentiel. Ils transportent simplement, comme des sacs de jutes recouverts de pin’s brillants, des signes agglomérés qui n’ont de valeurs que parce qu’ils ne cessent de se remplacer les uns les autres. C’est comme une maison sur pilotis dont les pilotis sont en boue liquide (ou en pisse) et que l’on doit remplacer en permanence, n’étant plus très sûr qu’il y a bien une maison au-dessus (on n’a pas le temps de lever la tête pour s’en assurer). C’est encore plus sournois que le tonneau des Danaïdes.
Un gosse pense parler à des dauphins, un couple baise dans un motel pendant que les membres défoncés d’un groupe de rock branchent leurs amplis dans cette même chambre, puis jouent dans la cour pendant l’orgasme, avant de les suivre dans des courses poursuites dignes des pires séries Z. Un avocat, ancien acteur dans des films excentriques et minables, est poursuivi par un acteur qui joue son rôle en jouant un avocat, lui-même poursuivi par son client (parce qu’il est ancien avocat). Un médecin sous LSD est pris d’un délire sur son passé à Buchenwald et maudit sa fidélité à Freud en prenant un otage dans un immeuble encerclé de flics ramollos.
C’est encore plus con qu’un film de Max Pécas (et dans mon cas beaucoup moins drôle, parce que moins homogène et plus pédant)
Si le meilleur passage du livre est peut-être la description d’une pièce de théâtre élisabéthaine (ou jacobéenne), il s’agit d’un pastiche gonflé à l’excès, une parodie dans la parodie, ce qui en éteint presque entièrement la portée.
Dans l’ensemble, le roman ressemble à un texte écrit par un adolescent un poil autiste et obsessionnel, féru de jeux de rôles et de jeux vidéos (avant l’heure), informé mais dépassé par son imagination infantile, goinfré de références télévisuelles, publicitaires, de chansons populaires qui n’ont ni queue ni tête et que l’on ressort comme dans une émission de zapping ou dans une soirée arrosée, avec un goût prononcé pour la braguette et le vulgaire. Il y a un minimum de maîtrise dans ce fatras, mais quelques belles phrases au milieu du vide, ça sonne un peu comme un poème de Dickinson lu au milieu d’une émission de téloche grossière, ce n’est malheureusement que du bruit. Les défenseurs acharnés de Wikipédia, qui apprécient voir l’histoire des barres chocolatées Mars et celle de la thermodynamique se côtoyer, qui ne voit aucun problème à ce que les jours d’ovulations de Meghan Markle ou le score des tours préliminaires de la ligue des champions soient mis sur le même plan que l’invention de l’écriture, ne seront pas dépaysés. On lira d’ailleurs souvent, dans les « critiques » savantes, que le simple fait de mélanger la haute culture et la culture de masse est remarquable (comme si cela avait une valeur en soi, quoi qu’on fasse de ce mélange, et comme si, aujourd’hui, ce genre de distinction était encore pertinente).
Le texte est truffé de signes orphelins, tartinés partout au petit bonheur la chance, un peu comme une prostituée qui se couvrirait de maquillage, histoire d’attirer le chaland et de lui promettre un grand moment de plaisir. On aboutit à un spectacle criard, rempli d’images idiotes, de dialogues absurdes et inutiles, de suites stochastiques sans aucune cohérence affirmée, le roman donnant l’impression d’être un sac plastique rempli de babioles volées chez Yvantout, que l’on aurait percé à l’aide d’un puissant jet d’urine d’éléphant.
Évidemment les commentateurs sont obligés (quel beau paradoxe) de se raccrocher au sens du non-sens, à sa portée philosophique, à son aspect iconoclaste (Il n’y a pas de vérité, on vit tous isolés les uns des autres, on est tous enfermé en nous-mêmes, etc, thèmes qui s’importent facilement et qui ne coûtent rien). Mais alors il faut savoir : sens ou non sens ? Qu’est-ce qui autorise à décider ?
Voici un extrait de l’incroyable livre critique « A companion to The Crying of Lot 49 » :
(A propos de l’utilisation du nom Oedipa, qui est celui du personnage principal, pour savoir s’il a un sens ou pas, s’il se réfère à Oedipe ou pas, à la psychanalyse ou pas)
Moddelmog calls into question the claim that Pynchon’s names are meaningful only in the sense that they expose the dangers of our willingness to read meaning into them (Moddelmog – qui est un critique quelconque – remet en question l'affirmation selon laquelle les noms de Pynchon n'ont de sens que dans la mesure où ils exposent les dangers de notre volonté de leur donner un sens).
C’est délectable. C’est puissant. On retombe toujours sur ses pieds avec ce genre de numéro d’équilibriste ridicule. Et c’est sans fin.
Tout se passe comme si le texte vomissait en permanence des éléments à interpréter – des noms stupides (Genghis Cohen pour Genghis Khan, Mucho Maas qui sonne comme Beaucoup plus en espagnol, ou la radio KCUF pour FUCK) aux marques de bières, des acronymes de groupuscules ringards aux symboles de compagnies tout aussi grotesques – alors même que le texte n’a strictement rien à dire. On fait croire au lecteur qu’il est devant une série de hiéroglyphes qui cachent un autre livre, extrêmement puissant, alors qu’il parcourt l’équivalent d’un fanzine lourdingue. Ce procédé, si jamais il cachait quelque chose de réellement précieux, poserait déjà un problème de taille, puisque le lecteur serait obligé, bon an mal an, de lire un livre vulgaire pour arriver au paradis supposé de l’œuvre géniale. Malheureusement, ce problème se transforme en blessure douloureuse lorsqu’on se rend compte que le livre extrêmement puissant, évidemment caché, aussi invisible que le Yeti, aussi inaccessible que la pierre philosophale des alchimistes, n’existe pas. Le livre ne mène nulle part et n’est qu’une vaste plaisanterie.
On retrouve dans cette sémiologie factice, cette lecture de signes sans finalité, le piège classique de l’interprétation libre, du sens flottant, du trésor aux mille lectures. Faute de ligne directrice, on se rabat sur l’autorité, le « moi je sais et toi non». Des œuvres comme celles de Pynchon produisent leurs prophètes et leurs ignorants, ils produisent leurs cultes et leurs chamanes. Il y aura toujours un autre sens, une autre voie, un virage oublié, un signe qui remet toute l’interprétation en jeu. L’illisibilité des signes associée à l’autorité des textes aboutit depuis les plus anciennes religions à des enjeux de pouvoir certains. On comprend que pour une écrire une thèse, c’est beaucoup plus attirant qu’une vulgaire nouvelle de Joseph Conrad ou qu’un roman de Stevenson.
John Gardner notait que les livres tout simplement bien écrits, bien construits, qui donnent au lecteur un univers cohérent et original, qui atteint un niveau de complexité beaucoup plus important que ce genre de farce pseudo-sophistiquée – d’un point de vue psychologique, moral, philosophique, ou en soulevant des questions politiques ou sociales – étaient beaucoup plus difficiles à enseigner à l’université que les livres codés. Tout simplement parce qu’ils se suffisent (presque) à eux-mêmes. Et qu’un livre codé, aussi nul soit son contenu, offre le défi d’être… décodé. Il y a donc du boulot. On peut faire des heures de cours dessus. Un semestre entier.
Je pense que beaucoup de lecteurs passionnés de Pynchon se moqueraient facilement des gens superstitieux, de l’astrologie ou de la divination, des gens qui voient dans la voiture blanche qui vient de passer un signe de bonheur futur, dans un vol d’oiseau un mauvais présage, dans l’alignement des planètes un signe de leur future embauche. Et pourtant, à quoi nous invite le roman de Pynchon si ce n’est à une pratique tout à fait similaire ? Et tout aussi conne ? Je dirais même encore plus conne, puisque la lecture des entrailles de poulet, au moins, peut permettre à une personne crédule d’être rassurée, alors qu’ici, le décodage ne mènera nulle part.
L’abandon du sens a été une des thématiques les plus diffuses de la vie intellectuelle du vingtième siècle, non seulement en art, mais également en sciences humaines (structuralisme), en épistémologie (Feyerabend), en psychologie (toutes les versions plus ou moins solides de matérialisme réductionniste, qui ne traitent jamais de la signification, ce qu’avait essayé de faire, avec plus ou moins de réussite, la psychanalyse), et même en biologie (ou le néo-darwinisme s’est en partie construit dans une horreur totale de toute notion de finalité, même locale, à un point tel que s’en est devenu parfois gênant).
Mais est-ce que le fait de se vautrer dans le non-sens n’est pas, bien plus qu’un geste de rupture, une attitude parfaitement lâche et commode ? Est-ce que le travail culturel par excellence n’est pas, au contraire, et pour reprendre les mots de Castoriadis, de dresser une fenêtre sur le chaos, de transformer les magmas informes en une forme nouvelle, qui permette de voir différemment ce qu’on ne voyait pas avant, exercice ô combien plus difficile, en termes de style et de sueur, que ce pot-pourri qui ressemble plus à des navets comme American Pie ou Qui a tué Pamela Rose qu’à un clone de clone de Don Quichotte pour ados ?
Dans son livre L’Empire du Non-Sens (paru en 1980), Jacques Ellul critiquait les avant-gardes théâtrales, littéraires (nouveau roman, expérimentations post-modernes), et plastiques de son temps, en montrant au moins deux choses. En guise de « critiques », ces mouvements reproduisent bêtement le non-sens qui affleurent partout autour d’eux, du monde politique désincarné au bruit industriel, des disruptions de la technique aux pertes de repères culturels et identitaires. À la montée de l’insignifiance, des oxymores et de la surinformation, elles répondent par la disparition des personnages, par le bruit, l’hystérie, le non-sens, aboutissant, sous couvert d’une pseudo-subversion (souvent recherchée pour elle-même) à un conformisme confondant. C’est-à-dire qu’au lieu de résister au n’importe quoi, elles l’embrassent, comme de bons petits soldats.
Le deuxième point, c’est que ces pseudo-oeuvres mettent en avant l’image d’un artiste radical, politisé, conscient des contradictions de son temps, érigé en éclaireur du renouveau, alors qu’il est complètement intégré au système (et dont les codes sont vite repris par la publicité, le management, le porno, les entreprises etc. Je serais d’ailleurs curieux de savoir combien de boites aujourd’hui aux États-Unis utilisent des noms inventés ou utilisés par Pynchon dans leurs marques, leurs noms ou leurs slogans).
Pynchon me semble parfaitement jouer dans cette cour de faiseurs sans perspectives, heureux d’avoir était canonisé à vie, intouchable derrière son bouclier d’universitaires moutonniers. De toute façon, critiquer publiquement ce genre de livre risque de vous exposer à une salve d’insultes (alors même que la majorité des lecteurs ne s’y retrouveraient pas et révéleraient, en lisant ce genre d’imposture, que l’empereur est nu), vous condamne à n’être qu’un peigne-cul fermé d’esprit, incapable de s’ouvrir à de nouvelles expérimentations.
Dans une critique de Contre-jour du même Pynchon, parue dans le Los Angeles Times, Christopher Sorrentino nous explique que ceux qui n’aiment pas ce roman sont des gens dont le roman idéal serait "lean, well-plotted, linear and related from a single point of view." (un roman court, linéaire, avec une bonne histoire et raconté d’un unique point de vue). Des bigots d’un autre siècle quoi (On appréciera l’argument : « si t’aimes pas ce livre, c’est sûr que tu n’aimes que ceci ou cela »)
On sait qu’une bonne partie de l’art dit contemporain, celle dont on parle le plus, s’est construite sur une méthode intimidante de ce genre, qui consiste d’abord à reporter la nullité de l’œuvre sur l’intention de l’artiste, ensuite à prendre le public pour une masse d’ignorants, qui ne comprend rien aux codes. Tant qu’on ne comprend pas l’intention, le concept, l’aura imaginaire qui flotte autour de la chaussure cousue de merde que l’on a devant soi, on rate tout, on ne comprend rien et on montre son philistinisme. Quand on caricature l’art dit contemporain comme je viens de le faire, on est encore plus ridicule, on est hors-jeu, on prête à rire et on ne saisit rien de la portée politique, hautement critique, d’artistes comme Ai WeiWei (qui prend des photos de monuments célèbres en faisant un doigt d’honneur devant, nous montrant ainsi sa radicalité), Jeff Koons (qui installe des Michael Jackson dorés à Versailles pour nous déstabiliser), Annette Messager (qui nous entoure de peluches pendues pour nous inviter à réfléchir sur « le corps », une des marottes sans contenu des artistes contemporains) pour ne citer que quelques noms. Le fait que ces gens s’illustrent dans un cadre institutionnel affreusement conformiste (et un cadre financier confortable) n’y change rien : ils sont là pour remuer nos préjugés.
L’absence totale de critique (politique, sociale, culturelle ou tout ce qu’on veut) qui se cache dans ces œuvres peut se mesurer au degré zéro de leurs effets. La révolte, sous quelque forme que ce soit, ne gronde pas très fort chez les spectateurs de ce genre de bouillie branchouille sans épaisseur.
Mais il y a là une violence symbolique réelle, dont le résultat le plus sûr est de rendre ces œuvres incritiquables. On construit un système de renvois permanent qui empêche de saisir l’objet central qui vous glisse toujours entre les mains. Et la valeur, finalement, est renvoyée, en dernière instance, au succès critique enthousiaste et au prix (réel) de ce genre de conneries (Dans les 7 000 dollars pour les photos de Ai WeiWei qui sont aussi moches que celles prises par ton cousin sur son smartphone, sauf que lui n’est pas un rebelle).
Vente à la criée du Lot 49 est souvent présenté par ses aficionados comme une satire. Peu d’entre eux semblent regretter le peu de flair de ce genre de « satire », qui boxe des édredons, qui n’attaque personne, qui ne prend pas le risque de remuer des tabous réels, de toucher ses propres fragilités, qui jouit de sa propre innocuité, qui est empêtré dans les signes de consommation traditionnels, et qui, au moment où elle parait, est déjà parfaitement intégrée aux codes du n’importe quoi culturel. On y replace des clichés à volonté, si possible un peu sexiste et vulgaire, on aguiche, on brouille tout, on fait des références sans souci de cohérence, et cette omelette nous sert de pseudo-critique d’un peu tout et n’importe quoi (la consommation, la pub, le sexe, le capitalisme, l’information, l’Amérique avec un grand A, le manque de communication, la guerre, etc. C’est vraiment radical quoi, tu ressors de cette lecture, tu ne reconnais plus le monde dans lequel tu vis, tu es complètement différent, presque un transhumain.)
Dans leur livre Révolte Consommée, Joseph Heath et Andrew Potter rappelaient que la contre-culture avait produit, en lieu et place de la subversion, un conformisme de la dénonciation, un conformisme pseudo-critique qui, sans même effleurer la culture « capitaliste » ou productiviste contemporaine, sans égratigner le moins du monde la consommation, lui donnait du grain à moudre, étant parfaitement intégrée au système. De manière caricaturale : on a un poster Che Guevarra dans sa chambre, on pense que Philippe Manœuvre ou les Rolling Stones sont contre le système, on regarde les Simpson et les Guignols de l’info, et tout va bien.
Le carnaval des représentations produites par l’industrie de masse est décriée de manière superficielle, pour être réintégrée aussitôt, comme si on faisait un pas en arrière puis deux en avant, mimant la critique en restant bien dans le cercle des participants.
Je pose donc cette question simple : est-ce qu’un individu lambda n’aura pas plus de chance de s’extirper du système de consommation, des clichés de son époque, s’il lit un peu de Homère, de Montaigne, de Orwell, ou de Sénèque, de Hume et de Mark Twain, que ce genre de purée qui est tellement satirique que seuls les évêques déjà convertis y trouveront les éléments réels d’une critique ?
On s’étonne aujourd’hui de voir grandir, dans les milieux politiques radicaux, une logorrhée sans âme qui fait écho à l’affaissement du monde des idées (ou plutôt à sa diffraction). Des discours qui ne mènent nulle part (et qui, ne parlant pas à beaucoup, n’intéressent pas grand-monde), des discours sans queue ni têtes qui produisent des squales misandro-trans-anti-capitalistes, des ogres anti-racistovegan ou, pourquoi pas, internationalo-progresso-musulmano-athée, voire tatouo-indigéno-validistes, qui sont contre le fascisme tout en étant pour la censure et le lynchage, contre le totalitarisme tout étant contre la discussion argumentée, contre la démocratie mais pour les toilettes transgenre, pour l'écologie et les smartphones à la fois. Mais ce cirque prend racine dans des théories certes mal digérées, mais avant tout mal écrites. Des théories au langage vicié, qui, par souci de provocation, jonglent avec les concepts comme on jongle avec des pâtés de foie avariés, de Judith Butler au dernier Derrida, de Elsa Dorlin au pire de Deleuze et Guatarri (Mille-plateaux), d’Alain Badiou à Bouteldja, du clown Geoffroy de Lagasnerie à l’inénarrable Hakim Bey qui nous rappelle que « la pornographie et le divertissement populaire sont les véhicules d'une rééducation radicale » ; qui est convaincu que « les cultures orientales, occultes, tribales possèdent des techniques que l'on peut s'approprier dans un style véritablement anarchiste»; ou qui a encore la volonté d'abandonner toute honte et haine du monde, en s'engageant avec allégresse dans une «réaffirmation explosive de l'éros polymorphique».
Faut-il s’étonner de ce genre de déroute, de cette désorientation intellectuelle, si Pynchon fait partie de notre canon littéraire ? Faut-il croire que la promotion du bla-bla et le culte du non-sens dans la littérature sont sans effets ?
Si un lecteur de Pynchon pourrait tout à fait se retrouver dans ce fatras de propos grotesques (bien qu’on soit parfois un peu gêné de voir les effets réels du n’importe quoi), on peut regretter que l’université promeuve ce genre de soupe qui, au lieu de former des gens à une pensée émancipatrice (quelle qu’elle soit), les enserrent dans la bouillie de leur époque, comme des hamsters en latex qui courent dans une cage dorée construite par Jeff Koons.