Il y a chez Pynchon une dextérité qui laisse pantois. Un tact absolu. Ce don de la bonne distance si chère à Nietzsche. Qu'il concocte un récit époustouflant et rhizomique retraçant comment la modernité est née le jour où De Broglie eut l'intuition de lier le destin des ondes à celui de la matière, ou bien qu'il suive les zigzags d'un privé perpétuellement stone dans le Los Angeles des années 70, il parvient toujours à trouver l'endroit exact d'où tout doit être regardé, le ton juste pour raconter cette éternelle histoire faite de bruit et de fureur et qui ne signifie rien : la rencontre improbable de l'Homme et du Monde.
Ici, petit malin qui écrit comme un enfant regarderait un accident de la circulation en léchant sa glace à la fraise, Pynchon se lance dans une irrésistible relecture des codes du polar. Une enquête que personne ne comprend, un privé hard-boiled, des dizaines de personnages croisés le temps d'interrogatoires déjantés, de belles pépées vénéneuses, d'horribles brutes à croix gammées, des arrières salles enfumées, tout y est. Mais c'est un peu comme si Proust était en train d'écrire "Fais-pas ta rosière" : l'enjeu de la recherche de Doc Sportello au pays des hippies versus yuppies, c'est bien le temps perdu à se dire que la vie est ailleurs. Car le roman a beau être mené sur un rythme effréné façon Dick Dale & the Dale-Tones, derrière l'humour loufoque se tapit, en filigrane, un constat doux-amer. Finalement, tout le monde erre dans un brouillard impénétrable, en se cognant ou en se ratant. Oh, ce n'est pas que la Vie est mal faite, c'est juste qu'elle n'est pas faite pour nous. Ou nous pour elle. Le vrai vice caché de nos existences, le voilà !