C'est un peu déstabilisant de refermer un livre de 1200 pages en se disant "déjà ?" C'est vrai que j'ai une certaine inclination pour les pavés, mais généralement c'est pour la raison inverse : une sensation d'étouffement, un poids sur la poitrine, comme quand on court depuis trop longtemps. Une sorte d'asphyxiophilie littéraire, en quelque sorte. Le plaisir d'être englué, entravé, retenu. L'interminable comme catégorie esthétique. Bah, sur ce point précis Vie et Destin est un échec : chaque page est comme la première, comme la dernière d'un ouvrage qu'on voudrait infini. Les histoires se déroulent, les personnages se multiplient, les situations s'accumulent ou se compénètrent, mais le talent de Grossman - conteur, philosophe, journaliste, psychologue, musicien, dialoguiste, poète - est tel qu'on a l'impression de flotter sur une nappe spatio-temporelle sans contours précis. Tout est très simple, et très compliqué. Tout est tragique et réjouissant. En toile de fond la guerre et la destruction, devant laquelle s'agitent des personnages aussi merveilleux qu'atroces, parce qu'humains. A la fois ondes et particules, ils fascinent le romancier, qui pour eux a construit un livre échappant à la logique aristotélicienne, à la mathématique euclidienne. Pas étonnant que Sturm - l'une des figures centrales, très inspiré de Grossman lui-même - soit un physicien quantique : Vie et Destin est plus qu'un livre, c'est une expérience scientifique.
Car ce livre ne devrait pas exister. Il semble totalement délirant que Grossman ait osé un jour présenter son ouvrage à la censure : c'est une bombe anti-soviétique comme il en existe peu, et même si Staline était mort et enterré, tout pouvoir totalitaire confronté à une analyse aussi intelligente, vibrante, chatoyante, humaniste, de sa monstruosité n'a qu'une solution : éradiquer de la surface de la terre un tel brûlot - voire son auteur par la même occasion. Le cancer allait s'occuper de ce dernier, en quatre petites années. Quant au KGB qui se chargea de faire disparaitre les manuscrits, il poussa le zèle jusqu'à détruire les tampons encreurs pour que personne ne puisse jamais recomposer le texte fatal, sans savoir que deux jeux d'épreuves étaient cachés chez des amis de Grossman. Il faudra vingt ans et quelques milliers de microfilms pour que Vie et Destin ressurgisse de l'autre côté du rideau de Fer.
C'est un scénario assez courant dans la littérature de l'ère soviétique, je sais, mais pour le coup, il ne s'agit pas de circonstances annexes : il s'agit du sujet même du livre. Je pense que Grossman se devait d'écrire un livre aussi scandaleux pour prouver de l'intérieur la conviction qui nourrit les deux cent chapitres de son roman : aucune vie ne peut reposer sur l'absence de liberté, mais cette liberté est la chose la plus difficile à détruire chez l'homme. On pourra éternellement briser chaque être humain, mais l'humanité est cette chose absurde et ridicule qui finit toujours par triompher de l'oppresseur, momentanément, le temps de repartir. Comme si les vies et les destins de ses personnages ne suffisaient pas, Grossman lance son ouvrage comme une bouteille à la mer, semblant vouloir nous dire : "si aujourd'hui, depuis l'autre rive du temps, vous êtes en train de lire cette histoire, c'est la preuve qu'il y aura toujours des raisons d'espérer"