Vie et Destin est un roman écrit par un journaliste — ce qui se sent. Vassili Grossman a vu à peu près tout ce dont il parle. Grand reporter, il a couru les fronts de la Seconde guerre mondiale. Il était à Stalingrad, dont il dépeint l'âpre lutte ; il était dans la steppe des bouches de la Volga, dont ses personnages découvrent les immensités bleues et plates, etc. Cela se sent dans l'affection infinie que l'on sent dans l'écriture de V. Grossman pour son sujet ; Vie et Destin, fresque à l'ampleur assez considérable (quelques 800 pages dans mon édition), est maintenu à flot tout du long par cette sympathie de Grossman pour ses décors et ses personnages—zeks, commandants, commissaires, nazis, etc. Ce trait m'a, à certains égards, rappelé celle des Hommes de bonne volonté, de même mu par la volonté de saisir toute une époque dans un immense panorama, saisi avec beaucoup de bénévolence.


De la sympathie et de la bienveillance, il en fallait, tant l'Europe de l'est dans les années 1940 n'est pas précisément un décor calme pour poèmes pastoraux (un historien — qui apprécie d'ailleurs beaucoup V. Grossman — surnomme ainsi ce vaste espace, coincé entre le Kremlin et le Führerbunker, les “Terres de sang” (Bloodlands)). La focale du roman nous transporte du système concentrationnaire de Kolyma à celui de Sobibor, raconte la faim des paysans ukrainiens des années 1930. Il raconte le fanatisme : “Ce qui effrayait Liss en Hitler, c'était cet inconcevable assemblage d'éléments opposés : il était le chef de tous les maîtres, le grand mécanicien, investi d'une cruauté mathématique supérieure à celle de tous ses compagnons les plus proches pris ensemble. Mais, en même temps, il avait cette frénésie du dogme, cette foi fanatique et aveugle que Liss n'avait rencontré qu'aux étages les plus bas, quasi souterrains, de la direction du parti. Créateur de la baguette magique, premier entre les prêtres, il était en même temps un fidèle obscur et frénétique.” Plus subtilement encore, il saisit la cruauté quotidienne du système : les personnages de Grossman sont tous tenaillés par les interdits qui pèsent sur la parole. Viktor Strum, protagoniste et alter ego de Grossman, en est l'exemple le plus significatif : lui qui paie sa liberté de parole presque gaffeuse, sa passion pour la science, d'une déchéance qui le tourmente, revient en grâce — et se sent humilié de son bonheur en entendant au téléphone la voix de Staline, de devoir signer telle lettre ouverte de calomnie. Nul n'échappe à la logique de l'oppression et de la soumission — même si les hommes se rachètent précisément par le sentiment qu'ils ont de cette soumission. Ils sont esclaves par destin, non par nature.


À côté, les scènes de guerre sont décrites de manière plus positive (le reporter de guerre pointe) même si Grossman n'évite pas les questions sur leur sens. Les chefs sont calmes et rationnels ; les hommes sont volontaires et fraternels. Mais peut-être est-ce vraiment à cela qu'elle a pu ressembler pour la plupart des combattants.


Je le disais, Grossman est un journaliste, et ça se voit ; le récit est très factuel, l'intériorité des personnages est rarement très fouillée (en dehors de celle de Viktor Strum, croquée avec une certaine pertinence) ; les hommes pensent à la femme aimée et repartent se faire tuer (mais là encore : peut-être est-ce cela, “en gros”, l'humanité). D'autres problèmes de lecture viennent certainement du fait de lire Vie et Destin indépendamment de Pour une juste cause, le premier tome : beaucoup de personnages semblent un peu plats et on lit leurs chapitres sans intérêt particulier, faute d'avoir pu s'attacher à eux en aval du récit. Vie et Destin reste, en dépit de ses imperfections, un portrait romanesque remarquable du destin cruel de toute une époque, et de la lutte pour y rester humain.

Venantius
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le 17 janv. 2016

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