[Saison 1 ; critique avec spoilers]
L'expérience de visionner Severance est perturbante. Dès le départ, on nous plonge dans un faux-rythme étrange, déstabilisant, qui devient très vite angoissant. Les premiers épisodes installent un univers original et regorgant d'idées, pour déboucher sur un cauchemar dystopique total. Qu'est-ce qui fonctionne si bien dans cette première saison ?
Sur la forme d'abord, je pourrais m'étendre longtemps sur tout ce qui me paraît réussi. La réalisation est léchée, dynamique, parfaitement adaptée aux évolutions narratives. La photographie et la colorimétrie sont radicales, entre les blancs éblouissants mêlés aux infinies nuances de verts inquiétants du sous-sol/lieu de travail, et les bleus pâles et ternes couplés à des marrons mornes dans la vie "extérieure". La musique est tout aussi changeante et originale que le reste, et prend parfois une place considérable comme dans le superbe épisode 7. Le casting est époustouflant, d'autant que chaque acteur•ice joue deux rôles, souvent tout en retenue et en doutes, ce qui rend les explosions de la fin de saison d'autant plus délectables.
Mais c'est sur le fond qu'il y aurait le plus de choses à dire. Severance est quelque part entre The Office, WestWorld et 1984 : autant dire nulle part où on l'attend. J'ai longtemps pensé que le noeud de l'histoire, les grandes révélations, porteraient sur ce sur quoi doit accomplir le travail de nos protagonistes (ce qui pourrait toujours être un sujet pour la saison 2). Mais finalement, Severance est (peut-être plus classiquement) une série sur la nature humaine, comment elle peut être bouleversée par les évolutions technologiques, et comment elle l'est déjà par le capitalisme.
Difficile en effet de ne pas voir un premier niveau de lecture qui serait politique, en forme de critique des "bullshit jobs" et du néo-libéralisme plus globalement. La vacuité totale (apparente ou réelle) des tâches accomplies est contrebalancée par leur foi au départ aveugle dans l' "importance" de ce qu'ils font. Une partie de l'histoire s'attache donc à suivre leur émancipation interne : comment leurs "moi dissocié" questionne de plus en plus son emploi, sa hiérarchie, et les règles qu'il est censé suivre aveuglement. Le livre du beau-frère de Mark, Ricken, vient les y aider, et regorge de citations certes un petit peu mielleuses mais non sans intérêt sur la place du travail dans nos vies.
Une autre façon de trouver de l'intérêt dans la série peut être autour du mystère Lumon. Est-ce une secte, une start-up qui a trop bien marché, ou carrément une entreprise génocidaire (de bébés chèvres, ou même d'humains) ? Là aussi, les révélations sont finement dosées (elle seront peut-être trop éparses au goût de certains), et une grosse partie des questions ne trouvent pas de réponses à la fin de la saison. On comprend malgré tout que l'enjeu est encore éminemment politique, avec l'incursion d'un sénateur détestable et d'un gala trans-humaniste absolument terrifiant (et qui rend le personnage de Helly le plus intéressant de tous).
Mais surtout, le développement émotionnel est absolument brillant. On apprend à aimer et découvrir les deux versions de nos quatre "rafinneurs" et on suit avec intérêt et inquiétude leur rébellion progressive. Si l'on est d'abord touchés par l'histoire de Mark, les trois autres sont heureusement très vite eux aussi développés, et composent une belle palette. Le dernier épisode, franchement haletant, tire pleinement parti de l'ingéniosité du dispositif originel : voilà que trois des quatre moi dissociés sont de sortie dans le monde extérieur, en quête de réponse sur leur vie réelle et sur la raison de leur existence même.
La révélation la plus bouleversante reste malgré tout selon moi que la psychologue est en fait la femme supposément décédée de Mark. Elle rend les scènes où elle est présente délicieusement tristes, mais surtout, elle ouvre un champ de développements possibles infini : est-ce que Lumon fait revenir des gens à la vie, ou développe des robots humanoïdes (nous revoilà dans WestWorld) ? Qui d'autre est mort, dans sa version dissociée ou non ? Finiront-ils par se retrouver dans une forme ou une autre ?
Le cliffhanger final est bien sûr un petit peu frustrant, voire cruel, mais nourrit inévitablement l'envie de découvrir la suite. J'espère ne pas revenir dans quelques mois écrire que la saison 2 n'a pas tenu ses promesses, car le meilleur pourrait être à venir. En attendant, découvrez (ou redécouvrez avant sa sortie) la saison 1, qui a trop de qualités pour qu'elles aient pu toutes être abordées ici. Une série mystérieuse, donc... Et qui deviendra peut-être importante.