Severance est des séries Apple TV+ celle qui sur le papier me semblait la plus originale, mais que je n'étais pas spécialement tenté de voir.
Quelle grosse, grosse erreur.
La severance — la rupture, la séparation, le licenciement, enfin bon courage aux traducteurs pour la V.F. — désigne ici le processus par lequel, via l'implantation d'une puce au niveau cortical, une séparation radicale s'opère entre la vie privée et la vie professionnelle.
Littéralement, aucun souvenir du bureau ne subsiste dans la vie à l'extérieur, et aucun souvenir de l'identité privée ne persiste au sein de l'entreprise.
D'où l'opposition entre innie et outie, self du dedans et self du dehors, la dialectique étant on le voit définie par rapport au bureau ("in"), et non la vie personnelle ("out").
Premier commentaire, qui s'impose : quel casting ! John Turturro, Christopher Walken, Patricia Arquette, sont les plus connus ; Adam Scott et Britt Lower ne m'étaient pas familiers ; quel casting mais surtout, quelles performances d'acteurs !
À commencer par la façon dont le visage d'Adam Scott-Mark S (oui, le nom de famille est réduit à l'initial dans les locaux de l'entreprise, Lumon), dans l'ascenseur, ce sas entre "out" et "in", change radicalement d'expression.
L'entreprise. De longs couloirs blancs, aseptisés, comme d'un hôpital éthéré. Lumon enterprise.
Il n'est jamais dit ce que fabrique cette entreprise, quel est l'enjeu de ce travail assez délibérément incompréhensible qu'accomplissent Mark et l'équipe qu'il a sous sa responsabilité sur des ordinateurs low tech. Suites de chiffres à sélectionner pour les ranger dans des espèces de boîtes virtuelles, à quoi cela peut servir, on n'en sait rien.
Quelqu'un formule l'hypothèse que ce travail entraîne la mort de personnes inconnues. Et si c'était plausible ?
Déshumanisation.
Mais ce n'est qu'un aspect de l'inhumanité qui règne chez Lumon, entreprise organisée autour du culte d'un grand ancien, Kier, dont les pensées et aphorismes occupent des volumes et des volumes, et émaillent les conversations, comme un code de conduite au travail.
Entreprise dont le projet semble principalement être le contrôle mental de ses salariés.
L'histoire est celle du détraquage qu'entraîne l'arrivée dans le service de Mark d'Helly, une jeune femme qui vient juste d'être severed, et qui n'aura de cesse que de vouloir retrouver l'extérieur. Ce qui la poussera à certaines extrémités.
Les employés indociles sont envoyés à la break room, sorte de chambre de reconditionnement mental, où ils doivent répéter ad libitum un propos d'autoaccusation, jusqu'à ce qu'ils soient suffisamment sincères pour être libérés — autrement dit, ils doivent lire des centaines de fois un prompteur affichant des excuses formatées.
Ceux qui sont récompensés de leur dévouement et de l'atteinte de leurs objectifs sont gratifiés de toutes sortes de goodies "corporate", voire de séances de well-being, disons de bien-être pour ne pas multiplier les références aux dialogues originaux.
La richesse de la série résidant dans l'exploration progressive du mystère de la vie chez Lumon, je m'en voudrais de le déflorer. Aussi ne mentionnerai-je qu'en passant :
- l'animal à sang froid responsable du top management, Ms Cobel, flanquée de son adjoint Mr Milchick, qui, sous des allures civilisées, sont proprement glaçants de violence rentrée ;
- la romance inattendue entre deux hommes, je n'en dirai pas plus, très timide et touchante ;
- l'enhardissement progressif à visiter ces longs couloirs d'un blanc chirurgical, en dressant une carte formellement interdite, pour éclaircir un peu ce mystère, qu'est-ce que Lumon, au fond, quel est son objet social, quels sont ses secrets ?
- la question de la frontière tracée entre innie et outie : est-elle intangible ? Que se passerait-il si elle s'estompait, si les univers pouvaient communiquer, même passagèrement ?
Une série riche, et d'abord en interrogations, qui m'a fait penser parfois à Lost, enfin, quand dans cette série, l'exploration des mystères avait encore un sens. Une série qui n'a pas réellement d'équivalent, en réalité, car on ne peut pas vraiment dire par exemple qu'elle repose sur une critique du capitalisme, une dénonciation de la novlangue "ressources humaines", ou qu'elle explore les mystères de l'obéissance et de la rébellion.
À moins qu'elle ne soit tout cela à la fois, ce qui n'épuise en aucun cas sa richesse.
Le cliffhanger final m'a rendu absolument intolérable de devoir attendre la sortie de la saison 2.
Sévère addiction.