On ne peut pas décrire The Curse, série toute de passionnantes contradictions, sans évoquer ses auteurs Nathan Fielder et Benny Safdie, si proches et si différents à la fois. Le premier, sorte de croisement spirituel entre Sacha Baron Cohen et Seth Rogen (dont il partage la voix nasillarde un peu énervante, en plus de l'avoir côtoyé sur les planches), s'est fait connaître avec la fausse émission de télé-réalité "Nathan For You" dans lequel il s'incarne lui-même prodiguant des conseils business foireux à des entrepreneurs qui n'ont rien demandé ; rien qu'en France, des collectifs de Youtubeurs comme "Le monde à l'envers" s'inspirent toujours beaucoup de son format de faux documentaire avec voix off ronflante. Le deuxième, qui a démarré avec son frère Josh au cinéma puis poursuivi sur Netflix dans le Sandlerverse, fraye aujourd'hui dans les eaux internationales du cinéma d'auteur en travaillant notamment avec Robert Pattinson et Claire Denis ; on lui doit de chouettes drames-thrillers comme Good Time et Uncut Gems. La rencontre entre Fielder et Safdie n'était donc pas évidente : ce serait un peu comme si, mettons, Michaël Youn et Stéphane Brizé se réunissaient pour faire une série dramatique en 10 épisodes, disons que ça ne tombe pas sous le sens.
C'est donc dans les interstices qu'on cherchera des motifs d'association plus évidents. Motifs socio-culturels d'abord, puisque les deux zigues partagent grosso modo le même âge, encore (relativement) jeune, le même milieu, et avec tout cela, des préoccupations sans doute similaires en plusieurs points. Motifs artistiques ensuite, puisque, au milieu de cette terrible paresse créative dont se repaissent bon nombre de showrunners du monde moderne du tout-SVOD, ils maintiennent chacun de leur côté une exigence de forme et de fond qui n'a en rien été entamée par le règne tyrannique des plates-formes pour lesquelles ils contractualisent désormais. Et autant le dire, c'est un putain de miracle : si "Nathan For You" est désormais un classique à ranger quelque part entre Borat et le Curb Your Enthusiasm de Larry David, on ne pourra jamais dire assez de bien de l'OVNI total Uncut Gems, vrai-faux Sandler-movie que Safdie a transformé, par un tour de magie toujours inexpliqué 5 ans plus tard, en ce thriller tendu, cauchemardesque et socialement ultraréaliste qu'on adore désormais, et qui trône toujours sur le podium de ce que Netflix a produit de plus singulier et de plus courageux.
Uncut Gems, d'ailleurs, posait parmi les premiers de sa génération la question de l'association entre un comique spécialisé et un artiste purement dramatique ; et y répondait par la positive. Donc oui, une telle association peut fonctionner. Pas seulement par un tour de passe-passe, pas seulement par un contre-emploi marketing, mais par une vraie harmonie entre les deux : quelque part, en donnant une texture horrible à la drôlerie, en transformant cette dernière non en finalité, mais en rouage d'un processus complexe. The Curse se voit ainsi qualifié de série humoristique chez Paramount+, mais est-ce donc vraiment ça ? Certes, la série, par son format réaliste et sa recherche permanente d'une forme de gêne sociale poussée à l'extrême, recherche à déclencher une forme de rire, sans doute la même forme qu'a pu rechercher la version originale de The Office en son temps (pour ne citer qu'elle) : un rire constipé, nerveux et honteux plus que réellement joyeux. Ce genre de rire qu'on émet quand on relit son journal intime du collège. Ce genre de rire finalement pas très agréable, et pourtant étrangement fascinant, que Nathan Fielder a prouvé maîtriser dans ses propres sketches, et qu'il a apporté à Safdie sur un plateau. Lequel l'a pris, a dit merci, avant de le balancer dans un shaker où nageait déjà une farandole de motifs sociaux d'une complexité à s'en rendre fou.
C'est là que sera le premier coup de génie de The Curse : son discours multiple. Avant d'être éventuellement classifiée (ou non) en comédie, la série dégueule avant tout, à chaque épisode, d'une infinité de pistes de réflexion, toujours suggérées, jamais assénées. C'est d'une élégance rare pour le format, surtout quand on considère les thématiques abordées. Au centre, bien sûr, l'immanquable bourgeoisie blanche bien-pensante, que Safdie et Fielder passent la première au crible de leur viseur. Ce dernier et Emma Stone incarnent un couple de promoteurs immobiliers spécialisés en maisons écologiques et ancrées dans leur communauté locale, en produisant leur propre show de télé-réalité diffusé sur le câble (coucou, "Nathan For You"). Naturellement, il s'agit pour eux de valoriser une forme de bienveillance généralisée, que ce soit envers la communauté amérindienne qui constitue le socle historique de la ville, les petits commerces du centre, l'écologie des bâtis, le respect de l'environnement et tutti quanti, avec, en bonus au fond du baril de lessive, la nécessité de toujours bien présenter face caméra. Le duo y creuse les nécessaires conflits cognitifs qui se produisent quand on veut absolument avoir l'air de "quelqu'un de bien", de tolérant, d'ouvert et de généreux, en devant en même temps vivre avec des pulsions réelles moins glorieuses, en l'occurrence, pour Whitney et Asher, le besoin de vivre confortablement, de gagner beaucoup d'argent et de poursuivre une vitale ascension médiatique, ici métaphore à peine voilée d'une quête de fame sur les réseaux sociaux (qu'ils poursuivent également, cela dit). Ce sont ces conflits qui sont avant tout au cœur de la série, qui en font tout le sel, quand, à force de manipulations, mensonges et autres lâchetés censés protéger ses petits intérêts, le couple multiplie les bévues lui attirant au mieux la pitié, au pire une forme de profonde aversion. On pense, dans cette façon qu'a la série d'empiler les moments gênants (fuites en avant, coups de sang impromptus, surjeu d'une bienveillance si involontairement mielleuse qu'elle en devient insultante), à d'autres séries précédentes ; The Office UK évidemment, mais aussi notre local "La meilleure version de moi-même" dans lequel Blanche Gardin tirait un portrait finalement assez similaire du narcissique 3.0 (voire aussi "Platane" d'Eric Judor qui l'a précédé). En beaucoup moins drôle, néanmoins.
Car The Curse ne fait finalement pas tant rire que ça, un peu comme Uncut Gems. L'acuité sociale, presque psychologique, y est si phénoménale que le côté "documentary" de "mockumentary" finit par prendre le dessus. Car on est impressionné de bout en bout par les énormes couilles que se trimballent Safdie et Fielder (à défaut donc, pour ce dernier, d'avoir un gros pénis, comme l'affirme sans détour la série), qui vitriolisent non seulement la bien-pensance bourgeoise (à la rigueur, c'est facile) ; mais qui parviennent à lui donner une consistance presque tactile (c'est moins facile), et vont même jusqu'à ruer dans les brancards des grandes causes de notre temps en tirant le portrait d'une génération si obsédée par le paraître qu'elle refuse d'interroger tout ce qui pourrait lui nuire en façade, même si ça la fait intrinsèquement souffrir, même si c'est intrinsèquement con. On trouve dans cette série de nombreuses séquences d'une beauté et d'une cruauté fulgurantes, qui vont bien au-delà du "pastiche de babtou fragile" pour puiser dans une forme de psychologie très littéraire, en particulier dans les trajectoires individuelles de Whitney et Asher. La première, défenseuse acharnée des opprimés, s'enlise progressivement et inéluctablement dans une forme de déni de réalité consistant à voir en toute personne non-blanche une victime ayant besoin de son amour, de sa protection et de son respect, jusqu'à provoquer une forme de rejet gêné qui met le spectateur encore plus dans l'embarras qu'elle. Le second, vertement critiqué pour sa personnalité terne et suiveuse, décide de s'acheter une image en pliant l'échine face à une forme de féminisme guerrier dont il décide de se faire le porte-voix, avant de réaliser par intermittence que les femmes, en fait, ne lui ont rien demandé, ou même s'étonnent de voir leurs propres lâchetés embrassées par une forme d'auto-flagellation masculine. L'ensemble, et c'est un peu la cerise sur le gâteau, est souvent filmé par le personnage incarné par Safdie, producteur de leur émission qui décide de qui dit quoi et quand : toute ressemblance avec des majors du divertissement ne serait, évidemment, que pure coïncidence. Il y aurait encore tant à dire, il faut évidemment voir la série dans son entièreté pour capter ces sujets drôlement bien abordés, mais quoi qu'il en soit, oser interroger ces notions de diversité, de féminisme, et d'appropriation par le monde de l'audiovisuel dans un programme moderne précisément destiné au marché de la SVOD, c'est, théoriquement, du suicide. C'est pourtant ce qu'ont réussi Fielder et Safdie. Dans une série télé. De 2023. Mais comment ont-ils fait ?
Pour vendre le projet, je ne sais donc pas comment ils s'y sont pris (quoique, A24 aux commandes et Emma Stone en productrice exécutive n'y sont sûrement pas étrangers ; on peut les remercier d'exister, mais pour combien de temps encore ?) ; en revanche, pour le créer et lui donner une voix, ils s'y sont pris à la perfection. La mise en scène est déjà un joyau de sobriété réaliste, qui emprunte tout aux précédentes réalisations des frères Safdie, que ce soit en termes de cadrages, de grain d'image ou de choix de casting. Pour une série qui fait de la diversité un de ses thèmes centraux, c'est déjà un infini soulagement de constater que les deux showrunners ont compris le mot dans son sens original, en évitant brillamment le piège du pantone BCBG mondialisé à la Netflix. Dans The Curse, la diversité, elle est là, dans toute son authenticité et sa vérité. Il y a presque une démarche Dumont-esque dans le choix de Safdie et Fielder à entourer son couple-vedette d'une majorité d'acteurs non-professionnels, du cru, dont le phrasé, le physique et le style vestimentaire sonnent infiniment vrais. Comme pour accentuer que Whitney et Asher sont dans leur bulle de petits bourgeois trop beaux et propres sur eux, la réalité qui les entoure est beaucoup moins reluisante : souvent vieille, souvent fatiguée, ridée, trop grosse ou trop maigre. Tout le casting de The Curse est composé d'une plâtrée de gueules pas possibles (on y retrouve notamment le célèbre acteur-meme Barkhad Abdi) dont la seule présence, même pendant une seule scène, même pendant une seule minute, suffit à dominer le spectateur par sa présence, son charisme naturel. La façon de filmer les personnages, quant à elle, choisit une forme de mise en retrait salvatrice, en ayant toujours l'air un peu cachée, comme si Safdie et Fielder nous offraient de prendre du recul sur les nombreuses séquences extrêmement gênantes où chacun en prend pour son grade ; mais aussi pour amplifier cette sensation de réel, ce qui est rendu encore plus simple par l'excellence des dialogues et l'épatant naturel de chaque interprète, dirigé à la perfection, du plus petit rôle à la vedette.
S'il fallait trouver des petits défauts à The Curse, ils seraient peut-être à chercher de son côté un peu trop gratuitement punk - on aura rarement vu autant de pénis et d'urine sur le petit écran - et, évidemment, sa durée toujours un chouïa excessive, même si le rapport qualité/durée de cette série écrase quoi qu'il arrive 80% de la production récente. On aurait pu virer 2 ou 3 épisodes sans que le propos ne perde de sa force, même si Safdie et Fielder ne se montrent jamais à court de sujets. L'idée centrale de la malédiction, cette fameuse "Curse" du titre, est peut-être également insuffisamment exploitée, même si elle joue son rôle de fil rouge de manière relativement satisfaisante : forcément, avec un concept pareil, il fallait que la série emprunte à un moment ou à un autre la voie du fantastique comme le font toutes les productions chic récentes. Celle que choisissent Safdie et Fielder n'est pas dénuée d'intelligence, en montrant, littéralement, ce qui arrive aux personnes qui atteignent l'élévation spirituelle ultime, à force de bienveillance hypocrite envers leur prochain et d'adhésion sur catalogue à toutes les causes de l'époque : ils ne peuvent plus redescendre.