L'Amour ouf
6.8
L'Amour ouf

Film de Gilles Lellouche (2024)

Ainsi, ce qui devait arriver, arriva : le réalisateur Gilles Lellouche m'a déçu. Je n'ai jamais fait ici mystère de mon admiration pour le monsieur, qui a su tisser en quinze ans une filmographie de cinéaste certes modeste en quantité, mais surtout forte en qualité, cohérente, puissante, dans le genre pourtant sclérosé de la comédie française dont j'aime penser qu'il fait partie de l'un des chefs de file modernes. Narco, Le Grand Bain, et même, à leur propre niveau, Les Infidèles : trois films, trois réussites, à la fois très proches et très différentes, animées par un même appétit d'invention, de créativité, d'amour pour l'écriture et pour les acteurs. Si l'acteur commençait sérieusement à tourner en boucle après des débuts encourageants chez son compère de toujours Guillaume Canet (c'était en 2002, dans Mon Idole), le cinéaste s'est affirmé au fil des années comme un monstre de talent et de générosité auquel peu ont su tenir tête, et dont l'aura pourtant réelle qu'on lui a prêté est loin de rendre justice au succès qu'il aurait mérité. Si j'ai bu l'eau du Grand Bain avidement et jusqu'à la lie, il n'est plus une seule réplique de Narco que je ne connaisse par cœur, plus un seul sketch des Infidèles que je n'aie gravé au plus profond de mon amour déviant pour le cinéma français populaire, dont Lellouche a été, de mon (pas si) humble avis, l'un des sauveurs contemporains, au même titre qu'un Bruno Podalydès ou qu'un Jean-Christophe Meurisse dont les œuvres garnissent aussi mes étagères.


Il y a beaucoup de choses à dire sur L'Amour Ouf, la première d'entre elles étant qu'il était sans doute voué à décevoir ses fans les plus ardents, tant la barre avait été placée haut à des tas de niveaux qu'il serait presque vain de vouloir encore énumérer. Essayons quand même : Narco, puis Le Grand Bain, sont deux films qui ont tenté de faire de la comédie différemment, en la nourrissant d'autres genres, de romance, d'horreur soft, de fantastique, d'humour slapstick, de thriller, de mockumentaire, de drame pur ; tout en maintenant toujours une parfaite unité de ton, en parvenant à transformer d'apparents gloubi-boulga en blocs de passion cinéphile parfaitement autonomes et cohérents. Derrière la beaufitude de l'acteur, il y a la folie raisonnée du réalisateur, capable de touiller des ingrédients disparates pour créer des recettes infiniment harmonieuses, à la fois très classiques dans leurs techniques d'écriture et pourtant radicalement novatrices dans leurs heureux mariages, rarement voire jamais tentés chez une concurrence autrement frileuse. Un fumet créé équitablement par un amour du bon scénario et de la réplique qui tue, d'une part ; et par une totale confiance dans ses acteurs d'autre part, qui ont toujours joué chez Lellouche des personnages qu'ils étaient nés pour jouer. Des personnages toujours très imparfaits en tant qu'êtres humains, reposant toujours sur des codes très classiques en apparence (en général : de bons gros losers comme on en voit tant dans chaque comédie), et pourtant toujours étonnamment nuancés, complexes, capables d'émouvoir, sous la baguette d'un réalisateur qui a parfaitement compris qui ils étaient, et par qui ils étaient joués.


Comprendre la déception de L'Amour Ouf revient peut-être d'abord à parler de ses acteurs, et de l'un d'eux en particulier. Attention, non pas qu'aucun soit mauvais, non pas que ce soit leur faute non plus, ils jouent ce qu'ils ont à jouer, ils jouent ce que le scénario leur donne à jouer. Toujours est-il qu'on retrouve dans L'Amour Ouf le grand Benoît Poelvoorde, muse attitrée de Gilles Lellouche qui, non content d'avoir un rôle central dans tous ses films, est le scénariste de l'ombre : c'est encore plus vrai ici, le scénario adaptant un roman de Neville Thompson qui fut conseillé à Lellouche par Poelvoorde lui-même voilà quinze ans. Dans L'Amour Ouf, Poelvoorde joue ce qu'on pourrait appeler un "personnage fonction" : une première dans l'univers du réalisateur, qui s'est toujours tenu à distance de cette forme d'artificialité en se débrouillant toujours pour donner une consistance au plus petit rôle. Dans celui du chef mafieux, menaçant et violent, Poelvoorde aurait pu, aurait dû briller, son personnage aurait dû avoir une trajectoire à la hauteur de son importance dans le récit et du talent de son interprète. Mais voilà, dans L'Amour Ouf, le chef des méchants disparaît comme il est arrivé, en loucedé, sans réelle justification, et surtout sans considération pour sa trajectoire individuelle. Il est là, il n'est plus là, et entre les deux, il joue mécaniquement un personnage pas tout-à-fait unidimensionnel, mais quand même proche de l'être, sans vraiment briller, et surtout sans que le film ne s'attarde sur les événements pourtant majeurs dont il est l'instigateur et, surtout, la victime. En y regardant de plus près, cette négligence de traiter un personnage jusqu'au bout s'applique finalement à chacun dans l'Amour Ouf, à l'exception du couple vedette. On pourra défendre qu'il s'agit d'un choix pour valoriser les protagonistes et leur quête éperdue de passion, autour de laquelle, logiquement, rien n'existe (ne dit-on pas que l'amour rend aveugle ?). Mais on pourra aussi arguer que dans ses précédents films, Lellouche faisait de chaque personnage un héros à part entière, avec une trajectoire définie de A à Z quelle que soit son importance dans le récit, tandis qu'il prenait soin de refermer chaque histoire commencée, de conclure chaque quête secondaire, l'un des moteurs de ses films ayant finalement toujours été, jusqu'ici, qu'aucun personnage n'est plus important qu'un autre en dépit des apparences, et que ceux-ci évoluent à la fois dans le groupe et en tant qu'individus.


Poelvoorde, donc, n'a pas grand-chose à jouer, n'a pas vraiment de trajectoire individuelle, et le rôle que le film lui attribue ne correspond pas aux événements qui s'y déroulent. Il en va de même pour un paquet d'autres : Alain Chabat est réduit à la photo de papa-poule, Elodie Bouchez à celle de mère aimante, Karim Leklou à celle d'homme violent, dans des personnalités dangereusement proches du monolithe. Et que dire de Raphaël Quenard et Anthony Bajon, acteurs exceptionnels (vus ensemble dans le pourtant inoubliable "Chiens de la Casse") réduits à de simples troisièmes rôles avec très peu de temps d'écran et littéralement zéro personnage à incarner ? On les sent moyennement concernés en se contentant de jouer les personnages que leur style laisse naturellement transparaître (ce qui fait, au passage, qu'on ne voit pas vraiment les personnages, mais surtout les acteurs), d'autres sont carrément en roue libre et jouent dans leur propre film. C'est le cas de Jean-Pascal Zadi, l'erreur de casting la plus manifeste en incarnant le même blagueur attardé que dans tous ses autres films, séries et sketches, en se payant le luxe de contredire la personnalité de sa version jeune qui apparaît plus tôt dans le film, jouée par un acteur différent et agissant (et parlant) de façon beaucoup plus mûre et posée. On sent bien lorsqu'il apparaît à l'écran que quelque chose a déconné pendant le processus créatif du film, même si on reconnaît le style Lellouche consistant à accorder une confiance éperdue à ses acteurs... confiance ici malheureusement mal canalisée, ne débouchant pas sur l'harmonie visible dans ses précédents films. Il est donc là, le premier problème de l'Amour Ouf : ses personnages sont prisonniers de doubles archétypes, à la fois ceux imposés par le scénario qui rechigne à leur attribuer de véritables trajectoires individuelles, et ceux imposés par leurs propres acteurs auxquels on a manifestement donné la consigne de rester le plus possible dans leur pré carré. Ce dernier point a toujours été une constante du cinéma de Lellouche, que j'apprécie en partie pour sa perception particulièrement fine du style de ses acteurs (il suffit de se rappeler à quel point, dans Le Grand Bain, chaque acteur, tout en récitant ses gammes habituelles, insufflait une énergie et une authenticité à son personnage) ; mais cette qualité se transforme ici en défaut, quand les automatismes de jeu prennent le pas sur la sincérité, faute de vraie substance à travailler.


Ce côté "imagerie d'Epinal" s'applique également, et malheureusement, à l'ensemble du film, pour une raison cette fois beaucoup plus simple : Lellouche s'essaie à un nouveau genre. L'Amour Ouf n'est pas une comédie, ce n'est même pas un film qui fait rire, même si de bons mots par ci, par là rappellent le style originel du cinéaste. Non, L'Amour Ouf est un thriller. On dira qu'il y a des éléments de romance, de drame, évidemment, mais Lellouche n'a pas resservi la carte du melting-pot dans laquelle il excelle pourtant. Ici, la surprise, et la déception, sont grandes. Un film avec "amour" et "fou" dans le titre, soient les deux mamelles de son cinéma (je sais, tout le monde ne sera pas d'accord, mais j'assume), pouvait laisser entrevoir une explosion de son style, enivrée par la réception triomphale du Grand Bain qui avait assis sa réputation de cinéaste capable de s'approprier plusieurs genres en même temps. Mais là... non ? On retrouve certes une forme d'agréable naïveté, de confiance un peu kamikaze dans des procédés de mise en scène candides (une scène dansée, de la métaphore, des mouvements de caméra parfois originaux sans être tape-à-l'œil) ; ça ne suffit malheureusement pas à élever la réalisation a niveau de ferveur du Grand Bain et en particulier de Narco, dont la liberté complètement folle commence sérieusement à s'éloigner dans le rétroviseur. On dira que c'est la faute du scénario, qui met finalement sacrément en retrait la passion entre nos deux tourtereaux de l'affiche pour se concentrer bien plus fort sur la vie de crime du garçon, laquelle doit occuper au moins la moitié du temps de film, si ce n'est plus (au détriment d'ailleurs du point de vue féminin). Les deux amoureux évoluent séparément la plupart du temps, et leurs tardives retrouvailles ont à peine le temps de se déployer que le générique de fin tombe avec le tranchant d'une guillotine. Ce qu'on aura vu, la plupart du temps, est la trajectoire du gars, ses aventures de mafieux mollement violentes (L'Amour Ouf est classé tous publics) dont la mise en images se contente de copier les grands Américains d'hier en freinant sérieusement sur toute originalité de forme. Techniquement, ce n'est pas mauvais, mais vraiment, de la part d'un homme qui a déjà prouver autant bouillonner de créativité, le bilan est déceptif : on vient voir une explosion de créativité, on se retrouve avec un téléfilm perfectionné avec un tension vaguement plaisante, mais tout de même bien éventée. A tout prendre, j'aurais même préféré que L'Amour Ouf s'embarque dans la candeur bébête mais plus radicale du cousin éloigné "Jeux d'Enfants" de Yann Samuell et son copain Guillaume Canet (il y a là clairement une occasion manquée de ré-imaginer la passion amoureuse avec les techniques du Lellouche réalisateur) plutôt que dans cette voie de garage tiédasse du "thriller à composante romantique" ne permettant pas à une forme d'originalité stylistique de se déployer.


Tout ça pour dire que je dis beaucoup de méchancetés sur ce film, et que je n'en pense pas moins ; que je suis sans doute aussi un peu injuste, car en s'aventurant là où on ne l'attendait pas, Lellouche est quelque part resté fidèle à la personnalité de franc-tireur que je lui chéris. L'Amour Ouf dure presque 3 heures, et ce serait malhonnête de dire que j'ai regardé ma montre. Il reste pourvu d'une certaine énergie vitale, sa réalisation reste habitée, même de façon discrète, par un plaisir de metteur en scène qui donne envie de lui pardonner ses nombreux défauts. Une chose m'inquiète néanmoins. Plus le temps passe, plus le cinéma français s'affaisse, chose brillamment prophétisée par Edouard Baer dans "Adieu Paris" qui voyait ses stars d'hier se réunir face à leur public pour une ultime tournée d'adieux. Des cinéastes, des acteurs vieillisent. Certains disparaissent. Nul n'est là pour prendre leur relève, et quand quelqu'un frappe providentiellement à la porte, il a tendance à se faire gober tout cru par ses aspirations de puissance et à dérailler sous les budgets illimités et autres castings hors de prix prêts à tout pour apparaître dans ses films. Gilles Lellouche semble quand même à deux doigts d'emprunter cette voie. Moi, je voudrais rester amoureux ouf du cinéaste de Narco et du Grand Bain, alors voilà, je le dis, même s'il m'aura fallu du temps : je t'aime, Gilles, reviens-moi !

boulingrin87
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le 26 oct. 2024

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Seb C.

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