Image Movers est une société au parcours singulier. Initialement créée par Robert Zemeckis pour réaliser directement les effets spéciaux de ses films sans devoir passer par des studios externes, celle-ci s'est rapidement spécialisée dans la réalisation de films en images de synthèse sous l'impulsion de Zemeckis lui-même, qui, au début des années 2000, peinait à se renouveler et cherchait un nouveau terrain d'expérimentations. Le Pôle Express, sorti en 2004, était un film mutant, à la fois dessin animé à l'adresse des enfants sages et grand huit pour adultes cinéphiles : il était l'un des premiers films à recourir entièrement à la performance capture, donnant aux personnages un réalisme troublant, presque effrayant, qui contrastait avec la candeur du propos, et multipliait les plans-séquences étourdissants. Un délire auquel n'a pas vraiment adhéré le public, et qui rendra, par la suite, les producteurs un peu frileux, au point de sceller le destin d'Image Movers en tant que studio d'animation moins de dix ans plus tard (Milo sur Mars, dessin animé banal et impersonnel, passera complètement inaperçu...). Reste que pendant pas mal de temps, la société a fait figure de seul et unique outsider face à la concurrence surexposée que constituait le duo Dreamworks/Pixar. De cette époque, il nous reste seulement quelques films, des expérimentations mutantes donc, qui se sont tout de même bien battues pour exister malgré leur différence : par ordre chronologique, Le Pôle Express (2004), La Légende de Beowulf (2007) et Le Drôle de Noël de Scrooge (2009). Trois films qui garderont une place éternelle dans mon petit cœur fragile de cinéphile bercé trop près du mur et que je chérirai toute ma vie.
Le Pôle Express et Le Drôle de Noël de Scrooge étaient des films pour enfants. D'après la définition d'Image Movers, s'entend. C'est-à-dire que, dans les faits, les gosses étaient relativement laissés sur le carreau, soit parce qu'ils étaient intimidés par une esthétique d'un réalisme choquant (Le Pôle Express) soit parce qu'ils étaient carrément terrifiés par un conte brutal, sans édulcorant, au propos d'apparence noir et inamical (Le Drôle de Noël...). Zemeckis s'y était accordé les coudées franches, en réalisant un nombre incalculable de fantasmes de mise en scène qui font de ces deux films de véritables mines d'or d'un point de vue strictement technique. Et même scénaristiquement, du côté de l'histoire, des personnages, du déroulement, ces films possédaient une extrême singularité qui les rendaient incomparables aux Dreamworks/Pixar, une sorte de désenchantement adulte où l'on considérait dès le départ que le Père Noël n'existait pas (l'ouverture du Pôle Express) ou que la mort nous attendait tous au bout du chemin (celle du Drôle de Noël, qui s'ouvrait sur... un cadavre !). Un côté mélancolique, presque morbide, où étaient abordés de front des thèmes d'ordinaire esquivés par la concurrence. À ce titre, La Légende de Beowulf, qui s'adresse, lui, à un public plus adulte, peut être vu comme LE feu d'artifice d'Image Movers, l’œuvre qu'on voudra garder d'eux. Il représente la concrétisation de toutes les ambitions de Zemeckis en termes de mise en scène, de rythme et de narration. En tous cas, c'est ce qu'il est permis de penser.
À la base, c'est un donc un poème. Revisité par Neil Gaiman et Roger Avary, trituré au bistouri et au scalpel, Beowulf est, comme on dit chez nous, "une putain de fresque épique". C'est la définition du mot épique. C'est aussi l'une des meilleures adaptations d'une œuvre tombée dans le domaine public (si l'on peut dire) qu'il m'ait été donné de voir. Il y a bien sûr le talent de Neil Gaiman, qui sort la même année l'excellente adaptation de Stardust pour Matthew Vaughn, aussi bon auteur que scénariste, capable de retranscrire au mieux, de la façon la plus moderne et la plus respectueuse possible, les enjeux d'un récit classique. Du texte à l'image, l'intrigue n'a pas perdu son essence : c'est toujours un poème. Sanglant, furieux, bourré jusqu'à la garde d'une mythologie aussi simple que dense, dont la puissance rejaillit à l'écran sans le moindre effort apparent. C'est aussi, par-dessus tout, affaire de mise en scène. Dans ce style qui n'appartient qu'à lui depuis qu'il s'est mis à la synthèse, Zemeckis multiplie les séquences fluides, mystérieuses et violentes dans un enchaînement parfait. Parfois barbare, le film s'éclate à faire gicler le sang dans des chorégraphies de combat d'une précision redoutable. Il sait aussi se faire plus calme, plus posé, à l'occasion de travellings vertigineux démarrant d'une choppe de bière pour se terminer au cœur d'une montagne à vingt kilomètres de là. Comme dans le Pôle Express, l'essentiel est de montrer la vie : taverne où résonnent les chants, animaux divers qui servent de transition esthétique, on éblouit par le style, par la folie, parfois au détriment d'une certaine unité d'ensemble. La neige, une nouvelle fois, est un élément central : comme les autres films 3D de Zemeckis, on fête Noël, d'une façon ou d'une autre, ici sous les auspices glacials et inhospitaliers d'une ancestrale terre viking sur le point de goûter à la christianisation.
Mais le film ne se laisserait-il pas aller à la paresse ? Loin de là. Au contraire, il est à revoir pour constater jusqu'à quel point le vice du détail a été poussé. Le duo de méchants, à lui seul, est extraordinaire : Grendel, créature difforme dont les apparitions sont parfaitement calculées et toujours très dérangeantes ; et puis la sorcière, incarnée par une Angelina Jolie qui cabotine allègrement mais dont le personnage est pourtant LA figure capitale du film. Une entité protéiforme, capable de revêtir toutes les apparences, dissimulée dans le décor, à l'affût... La mise en scène de ce Beowulf a beau se faire à base de caméras virevoltantes, l'extraordinaire précision des séquences de calme donne tout autant le tournis. L'exploration d'une grotte, les silences, les noirs, les tâtonnements, font naître une tension viscérale qu'affirment la netteté des cadrages et la furtivité des apparitions du mal. Le premier face à face entre Beowulf et sa tentatrice, d'une durée de quelques minutes, condense à lui seul un nombre d'idées de mise en scène que je ne me rappelle avoir vu dans aucun film d'animation en images de synthèse. Le son est également un élément de premier plan, avec des effets de distorsion, de distance, d'étouffement, de calme brutal, particulièrement saisissants lors des longs plans-séquences. La musique est enfin hallucinante, s'insérant à la perfection dans l'univers visuel qu'elle illustre. Alan Silvestri, aux commandes, confirme qu'il trouve en Robert Zemeckis son meilleur partenaire et signe un score d'une beauté formelle tout simplement irréprochable, du genre qui reste en tête pour longtemps.
Les gosses peuvent regarder ce film. A bien y réfléchir, il n'est pas forcément plus violent ni plus choquant que la plupart des films d'action ou d'aventure qui sortent sur grand écran. En revanche, il est quasiment certain que, comme dans Le Pôle Express et Le Drôle de Noël de Scrooge, ils passeront à côté de plus de la moitié de ses qualités. L'avant-gardisme de la technologie, la cohérence redoutable de la direction artistique, l'ambition formelle éblouissante de chaque plan, la multitude de détails visuels et sonores, l'amplitude hégémonique du scénario qui parvient à conserver intact le souffle épique et poétique d'une chanson vieille comme le monde : tout ça a peu de chances d'être perçu par le spectateur habituel des dessins animés en image de synthèse. Même par rapport à Pixar, dont les films sont réputés être bourrés de niveaux de lecture, cette Légende de Beowulf peut rester particulièrement fière de ce qu'elle a accompli. Que ce soit en termes d'écritures, d'esthétique, d'atmosphère générale, c'est une quasi-certitude qu'on ne reverra aucun film de sa trempe. Ce n'est pas un film qui est mûr parce qu'il est violent ou parce qu'il contient du sexe (bien que ces éléments soient en partie responsables de son audience réduite) ; c'est un film qui est mûr parce qu'il fonctionne sur une grammaire cinématographique non seulement fondamentalement différente de ce qu'on rencontre habituellement sur son créneau, mais surtout qui a le courage d'aller au bout de toutes ses intentions. Franchement, c'est difficile à expliquer : La Légende de Beowulf, version Zemeckis, n'a pas vraiment d'équivalent. Sauf si l'on considère cette constante étrange de la neige, de la période de Noël et de la noirceur qu'elle engendre... même discours ténébreux, complexe, qui interroge le spectateur en le prenant au dépourvu : ce film devient alors, logiquement, à comparer aux seules autres productions Image Movers.