Bon bah voilà, après 70 heures de jeu : fini presque à 100%. Je m'en étais beaucoup méfié, de ce jeu, principalement à cause de son succès critique, de l'engouement un peu inquiétant qui s'était créé autour ; et, surtout, c'était énervant de voir que Divinity était tout-à-coup hype, alors que la série n'avait pas attendu ce quatrième épisode (ou cinquième, ou sixième, selon le point de vue) pour atteindre l'excellence, ce que la majorité des critiques et des joueurs n'ont jamais vraiment reconnu. Par ailleurs, on a pu lire tout et n'importe quoi sur Original Sin. Des compliments selon lesquels il ressusciterait le RPG old-school, formulés par des gens qui n'avaient sans doute jamais rien connu de plus hardcore qu'Oblivion ; une plâtrée de suiveurs trop heureux de s'enthousiasmer sur un projet kickstarté réellement potable (il faut dire que les réussites, jusqu'ici, n'étaient pas toujours flagrantes) ; et puis l'armada d'acheteurs day one, qui, pour la plupart, ont lancé le jeu, fait trois quêtes, puis hurlé au 20/20 avant de retourner jouer à Titanfall. Affirmer que Divinity: Original Sin est un revival du RPG old-school revient à dire que Divinity II n'a jamais existé, de même que Risen ou Dragon Age: Origins, alors que ces mêmes jeux ont eu droit à un paquet de versions, d'extensions et ont plus généralement connu un large succès, au point de perdurer en tant que séries sur cette génération. Ce n'est pas le type de caméra qui décide à quelle famille appartient un jeu, mais ses caractéristiques intrinsèques de gameplay : styles de jeu possibles, progression du personnage, guidage, équilibrage.
La meilleure façon de décrire Divinity: Original Sin est encore de le comparer à ses aînés. C'est simple, la philosophie de jeu est la même que Divine Divinity et Divinity II. Soit un monde semi-ouvert divisé en une poignée de grandes zones instanciées, où le joueur gère lui-même ses priorités de progression en jonglant avec les quêtes secondaires jusqu'à avoir le niveau suffisant pour reprendre les rails de la quête principale. Comme dans ces autres jeux, les premières heures tiennent davantage du bizutage que du tutorial, parce qu'on est obligé de comprendre soi-même l'ordre dans lequel effectuer les quêtes et explorer les zones (qui, au début, semblent toutes hostiles à l'excès). On apprend à gérer l'inventaire, les dialogues et les combats. De manière générale, ce sont ces derniers qui occupent la place la plus importante du gameplay. Ils sont extrêmement bien pensés. Dans les faits, il n'y a pas d'autre grande ingéniosité que celle d'avoir fait un tour-par-tour directement intégré à l'aventure, sans aucune coupure ; mais il faut souligner à quel point ça fonctionne bien. À chaque fois que le mode combat est enclenché (parce que le joueur a rencontré un ennemi, soit : parce qu'il a foiré sa discrétion, parce qu'il l'a agressé frontalement ou parce qu'il est passé dans son champ de vision), le jeu abandonne le temps réel et attribue à chaque personnage un nombre de points qui sont dépensés pour chaque action, que ce soit un déplacement, une attaque ou un pouvoir magique. Chaque arme, chaque sort, chaque type de coup choisi parmi une liste selon les compétences développées par les personnages, coûte un nombre particulier de points d'action qui peut être modifié par leurs caractéristiques ou par d'autres sorts. Les ennemis sont logés à même enseigne, et peuvent, comme les personnages du joueur, économiser les points d'action pour un tour ultérieur. En général, le level design, très bien pensé dans les zones de combat, demande au joueur d'utiliser la plupart de ses propriétés : des barils de poudre, des zones d'eau ou de lave, des murs derrière lesquels se protéger des sorts adverses.
À ce système tour-par-tour se greffe une mécanique d'éléments extrêmement classique, mais vraiment léchée, où l'on retrouve le classique club des quatre : eau, feu, terre, air, le tout fonctionnant sur un système de chifoumi. Les développeurs ont prévu plusieurs cas où les éléments peuvent être utilisés de manière défensive ou offensive, avec plusieurs niveaux d'efficacité, en fonction du type de terrain ou d'ennemis, ou de l'état même d'un élément, comme l'eau, qui peut servir à éteindre des brûlures aussi bien qu'à congeler des ennemis selon les cas, ou le feu, qui crée de puissantes barrières ou interagit particulièrement violemment avec... le poison, un autre « élément ». On pourrait écrire des dizaines de pages sur le système de combat de Divinity: Original Sin, qui est effectivement une grosse baffe, et illustre la principale plus-value de cet épisode, par rapport à ses prédécesseurs ou à un Dragon Age: Origins. Sans être en retrait, le reste du jeu (histoire, progression, rythme) est en effet du niveau de ce qu'offrent les RPG occidentaux actuels, plutôt dans le haut du panier donc, mais sans sauter au plafond non plus. Pour illustrer cette relative déception, on peut parler du système de quêtes, qui a pourtant été abondamment vanté pour sa qualité d'écriture. Qu'on soit d'accord, la série Divinity a toujours eu une bonne qualité d'écriture, et Original Sin reste le meilleur de la série de ce point de vue ; mais comme ses prédécesseurs, il reste perclus d'un certain nombre de défauts qui ne font que s'accentuer sur la durée, après un « whoa effect » il faut le dire assez fort pendant les quinze premières heures. Qui est déjà coutumier de la mythologie de Rivellon le sait déjà : chez Larian, on aime les histoires de fantasy au long cours, les récits à la Neil Gaiman, bourrés d'humour et de sincérité, aux nombreuses ramifications scénaristiques... qui en restent parfois au stade de l'intention (voir Divinity II et son background ultra-touffu que l'action ne fait toujours qu'effleurer, un problème partiellement corrigé par l'extension Flames of Vengeance). Original Sin, à sa propre manière, c'est beaucoup de textes, de personnages, un nombre de rebondissements presque indécent qui n'arrête pas de grimper, scindant la progression en une grosse dizaine d'étapes-clé rebootant le récit pour emprunter une direction inattendue.
Il est difficile de garder le fil. Les enjeux initiaux, qui reprennent exactement la trame habituelle de la série (et de beaucoup de jeux fantasy en général), explosent en cours de route en une multitude de fragments, qui sont autant de bombes à retardement menaçant la compréhension de l'histoire. Ça ressemble à un rêve de scénariste, un fantasme devenu réalité, avec toutes ces ramifications qui partent dans tous les sens, tous ces personnages, toutes ces factions, qui ont leur petit moment de gloire avant de finir mystérieusement oubliés sur le bord de la route, parce que l'histoire principale a décidé que des comploteurs jusque-là anonymes allaient faire une entrée fracassante. À mi-chemin, on a décroché de la trame principale. C'est d'autant plus dommage qu'on devine à tout instant une étroite corrélation entre tous les éléments du jeu. Les quêtes secondaires se répondent entre elles, des secrets découverts à un endroit X permettent de comprendre une situation très éloignée, l'ensemble dégage un parfum de papier à musique parfaitement réglé. Si ce n'était, donc, l'appétit excessif des scénaristes pour leurs propres mythes – ceux de la série (Rivellon, Zandalor, Bellegar, bien d'autres) – et ceux qu'ils empruntent (il y en a tant, le liant final se révélant être la Bible, tranquille). Pour résumer, on pourrait dire que le récit a une fâcheuse tendance, comme exprimé plus haut, à l'auto-reboot, une façon de tout balancer à la poubelle (mais pas complètement) pour relancer l'intérêt, le défi et l'atmosphère sur chacune des quatre grandes zones qui composent le jeu, et qui fonctionnent en réalité comme autant de « niveaux » marqués par leurs propres enjeux, codes et exigences. C'est loin d'être mauvais, surtout sachant que l'immense majorité des RPG (y compris les Divinity) fonctionnent sur ce mode ; seulement, on s'était pris à croire que cette écriture tant vantée partout aurait réussi à supprimer cet écueil frustrant.
Les vingt premières heures ne donnent de toute façon pas le loisir de s'en apercevoir. Batifolant dans la première des quatre zones, le joueur « expérimente » (comme le veut le vocable), soit « s'en prend plein la gueule », en enchaînant les sauvegardes, les chargements et les tâtonnements autour de Cyséal, première et unique ville de tout le jeu. Marrant : Larian a fait comme Divinity II, mais à l'envers. C'est comme si l'extension Flames of Vengeance avait été mise en introduction. Le premier tiers du jeu est extrêmement riche en dialogues, en interactions sociales, on passe son temps à déambuler dans des zones civilisées, à l'affut d'indices pour débloquer ou faire progresser une montagne de quêtes secondaires et utiliser sa stat Charisme. Cette très grosse introduction approche de la perfection, avec son rythme complexe mais régulier, l'extrême densité du gameplay, et cet art, parfois si finement maîtrisé par Larian, de la « quête à tiroirs » qu'on peut clore de mille et une façons. Là encore, on ne peut que regretter que ce soin maniaque baisse un peu en cours de partie : peu à peu, les quêtes se résolvent de façon plus mécanique, les dialogues perdent de leur éclat et on tombera même sur quelques bugs de progression un peu pourris. Passées les cinquante heures de jeu, on sombre dans le monster bashing le plus vil, ce qui n'est par ailleurs pas un mal compte tenu des merveilles proposées par le système de combat. Mais, tout de même, voilà : Divinity: Original Sin descend, en pente douce, d'une première vingtaine d'heures qu'on pourrait qualifier de virtuose dans à peu près tous les pans de son exécution (quêtes, progression, ramifications, dialogues, level design : tout est génial, vraiment), jusqu'à sa conclusion, cinquante heures plus tard, où on baille un peu, à force de répétitions dans les mécaniques, d'un design peut-être un peu moins inspiré, d'une harmonie moins palpable. Sur quatre zones, mettons qu'une et demi sont fades, sirupeuses, trop prévisibles – non dans leur scénario, mais dans les moyens laissés au joueur pour progresser, dans leur atmosphère un peu convenue.
L'écriture, reparlons-en. Il y a certaines choses qui font tiquer, par sur le moment, mais plus tard. Par exemple, on apprendra que Madora et Jahan, petits péons anonymes rencontrés dans des arrière-boutiques à tromper leur ennui comme n'importe quel PNJ, sont les seuls personnages recrutables de tout le jeu. Leur background est sommairement esquissé, chacun a bien droit à une sorte de « line quest » implicite, mais rien qui permette vraiment de les considérer comme uniques, à l'inverse d'un Dragon Age: Origins un peu mieux balancé à ce niveau. Il est palpable que le jeu a été plutôt prévu, à la base, pour la coopération, comme pour obéir à une mode décidément bien agaçante, même si, de fait, on voit de nouveau assez mal comment plusieurs joueurs pourraient accorder leurs violons dans un univers d'une telle complexité scénaristique, ou les babillages entre potes n'ont pas vraiment leur place. Un grand nombre de quêtes secondaires, vers la fin du jeu, sont d'ailleurs tellement cryptiques, incompréhensibles, que l'exploration ne suffira pas toujours et qu'il faudra jeter un œil à une solution sur internet (sans rire, certains secrets facultatifs sont totalement abusés). Niveau mécanique, la gestion des feuilles de personnages est remplie d'idées brillantes mais toutefois fragilisée par une exécution qui manque de réflexion. Au premier rang, citons le système de traits, une sorte d'ensemble de jauges mesurant l'alignement des personnages joueurs (réaliste/romantique, commode/strict, compatissant/insensible, etc). Il y a beaucoup de ces jauges, et à tout instant les personnages se positionnent à un emplacement précis de chacune d'entre elles. Selon leur alignement, ils débloquent des compétences offrant des avantages généralement très significatifs, comme doubler les dégâts sur les ennemis à terre, se rendre difficilement détectables ou augmenter drastiquement la portée de ses sorts. C'est une très bonne idée, par ailleurs totalement conforme à l'idée même de jeu de rôles... mais l'application laisse à désirer. Pour faire simple, il est possible de passer presque toute sa partie sans presque jamais déplacer l'alignement des personnages (et donc, sans déverrouiller ces compétences) pour la simple raison qu'on n'a pas dépensé certaines ressources – les fameuses Pierres de sang, de très puissants régénérants dont l'utilisation occasionne les rares dialogues modifiant les alignements. Autrement dit, jouez les économes et les prévoyants, et le jeu se chargera de se venger en vous refusant l'accès à une partie de la progression, ce qui est rageant étant donné la difficulté de la plupart des combats. Une incohérence fâcheuse aggravée, en version française, par les approximations de la traduction, qui fait qu'on se gourre parfois complètement de réponse.
Voilà pour les défauts. Maintenant, qu'en est-il de la qualité du jeu globale ? On l'a dit au début, on le redit ici : Divinity: Original Sin est le meilleur de la série. Comme ses prédécesseurs, il a ses tares, des espèces de taches disgracieuses qui ternissent un bilan globalement très positif. Il garde un vrai parfum d'artisanat, en perpétuant son propre héritage, ses propres codes désormais vus en perspective isométrique, ce qui, au fond, ne bouleverse pas les choses. Alors non, ce jeu n'est pas old-school, dans le sens où il n'est pas infaisable, c'est juste qu'il demande simplement au joueur une certaine jugeote – pas beaucoup plus, au fond, que celle qu'il fallait pour finir Divinity II. La difficulté est bien équilibrée, les styles de jeux possibles sont nombreux et amusants, seul le cheminement global reste linéaire (ce dont on lui tiendra pas rigueur). Les connaisseurs des épisodes précédents y retrouveront de nombreux clins d'œil, pour beaucoup assez difficiles à dénicher, et surtout cette narration globale qui utilise les mêmes ficelles, le même doux mélange entre épique et humour. Non, contrairement à ce qu'on a pu lire partout, Original Sin n'est pas une parodie, ce n'est pas un concentré de déconne : simplement, à l'image du reste de la série, c'est un jeu où rigolade et sérieux se répondent l'un l'autre, comme pour perpétuellement relancer une intrigue au long cours qui, dans le cas contraire, s'essouflerait sous le poids de sa propre solennité. Le cœur du propos reste assez sombre, poétique, quand on parvient à le débusquer, et il n'y a, au fond, que le style de l'écriture et l'aspect comique de certaines quêtes secondaires pour faire croire à une vraie légèreté (qui n'a rien de péjorative). C'est, sous de nombreux aspects, du Neil Gaiman, sans doute beaucoup plus bordélique, mais loin du festival comique critiqué ici et là. De plus, s'attarder sur ce point serait vain, puisque sa force, Divinity: Original Sin en puise l'essentiel dans son gameplay. Malgré ses défauts, il s'affirme sans aucune difficulté comme un titre incontournable, et accessoirement comme le meilleur RPG occidental depuis Fallout: New Vegas, ce qui n'est pas le pire des compliments qu'on puisse lui faire.
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