Tout commence par une décongélation, ou plutôt deux : celle, inévitable, du héros amnésique, et celle, plus rare, de la formule du jeu de rôle de chez Bethesda. L'argument pourra paraître inquiétant, mais The Outer Worlds est en effet un héritier direct des jeux Gamebryo dont firent partie Oblivion ou Fallout 3, puisqu'il succède lui-même à Fallout New Vegas, qui fut en son temps un dérivatif des gros RPG de Bethesda de la génération PS360. Mais en réalité, la nouvelle n'est pas que mauvaise, pour une raison simple : le papa n'est autre qu'Obsidian. Largement spécialisé dans le RPG, ce développeur a œuvré pendant des années à rafistoler la méthode Bethesda pour lui ré-insuffler la personnalité et la profondeur dont le géant de Rockville avait méthodiquement entrepris le sacrifice sur l'autel du AAA (très) grand public. Depuis sa naissance au début des années 2000, Obsidian n'a d'ailleurs cessé d'approfondir ni de diversifier sa vision du jeu de rôles, en mélangeant les règles, les perspectives et les univers. Et si Fallout New Vegas fut une milestone dans l'histoire du studio en prouvant qu'il était possible de se réapproprier les codes créés par d'autres pour rendre son sens à une formule d'apparence exsangue (beaucoup diront d'ailleurs qu'ils n'ont fait que ramener une licence à la maison), il m'apparaît aujourd'hui difficile de classer les jeux de ce studio, la plupart étant aussi différents entre eux qu'ils excellent pourtant dans leurs approches respectives. Bien sûr, Fallout New Vegas fut une réussite qui me poursuit toujours quinze ans après, avec encore un run par-ci par-là. Mais comment oublier le sublime Pillars of Eternity II, qui m'a réconcilié avec le CRPG à l'isométrique ? Pourquoi a-t-on aussi peu parlé d'Alpha Protocol, hybride fascinant de RPG et d'espionnage qui n'a toujours trouvé aucun concurrent ? C'est presque un fait, tout ce que touche Obsidian se transforme en or... j'irais même jusqu'à dire que c'est vrai même quand c'est faux, à l'image de The Outer Worlds, qui est à ce jour le jeu de ce studio sur lequel j'ai le plus gros kilométrage (malgré sa durée de vie beaucoup plus réduite que les autres !). Certainement un paradoxe, au vu des critiques tièdes dont le jeu continue d'écoper depuis sa sortie ; et pourtant, les raisons de cet amour m'apparaissent aujourd'hui très clairement.
Mais d'abord, les problèmes. Objectivement (et puisqu'il faut bien employer ce mot sale qui est sûrement le pire pour décrire un jeu de rôles), The Outer Worlds a des défauts. Il a même des défauts que n'avaient pas les précédents jeux d'Obsidian. A commencer par sa durée de vie. Le jeu dure trente heures en prenant bien son temps : c'est très peu pour un RPG. Il est aussi vraiment facile, beaucoup trop facile même, et exige d'être joué en mode de difficulté maximum dès la première partie. Sérieusement, envisager de jouer à The Outer Worlds en autre chose que Supernova (une espèce de mode survie, un peu bricolé et pourtant salutaire, avec ennemis buffés et où il faut boire, dormir et manger) est la garantie de finir le jeu en pilote automatique la main dans un sachet de pop-corn après même pas 4 heures de progression. Si je devais remonter le temps pour corriger mon premier contact avec ce jeu, j'annulerais sans hésiter ma partie en mode Normal qui m'a fait zapper les 3/4 du jeu en pensant à autre chose. Si vous avez joué à plus de deux jeux vidéo dans votre vie, vous pouvez même être sûr que le mode de difficulté Supernova lui-même finira par plier sous la puissance de votre avatar et que vous finirez quoi qu'il arrive par brutaliser le jeu à mi-parcours. Une erreur de conception hallucinante plus probablement imputable à un marketeux ivre-mort, qui a dû avoir l'idée, un lendemain cuite, de donner la manette à son neveu de huit mois avant d'exiger une division par 5 de la difficulté, car il est juste impensable que les développeurs eux-mêmes s'estiment satisfaits du fine tuning de niveau de défi de leur jeu.
C'est pourtant au niveau des défauts habituellement pointés du doigt sur The Outer Worlds que je me désolidarise totalement du reste des critiques (surtout presse), puisque non seulement ces dernières ne pointent généralement pas vers ces problèmes pourtant aveuglants, mais en plus préfèrent en désigner d'autres avec lesquels je ne suis absolument pas d'accord. Le reproche a surtout largement été fait à The Outer Worlds d'être figé dans le passé, avec une simple transposition des codes de Fallout New Vegas, auquel le jeu est effectivement le plus comparable. Bien sûr que oui, The Outer Worlds récupère l'héritage de Fallout New Vegas : même core gameplay, même vue à la première personne, mêmes écrans fixes pendant les dialogues et même système de choix. Mais en fait, c'est très bien comme ça. Car s'il y a bien une vision du RPG qui n'a pas du tout vieilli, c'est définitivement celle prônée par Fallout New Vegas, qui aujourd'hui encore tient la dragée haute à l'école Bethesda en proposant, contre une présentation très similaire, des mécaniques beaucoup plus abouties, une liberté de choix exacerbée et une importance de premier plan accordée à l'écriture en général. A écouter les critiques, The Outer Worlds aurait pour principal défaut de reprendre à son compte les plus grandes qualités d'un jeu unanimement considéré comme l'un des meilleurs jeux de rôle 3D de l'Histoire. Ce point de vue ne tient tout simplement pas la route, et à moins d'être rétif à l'esprit de FNV (vraie question, comment peut-on l'être ?), ce qui a été globalement pointé comme une faiblesse est en réalité l'une des principales forces de ce jeu. Il suffit d'ailleurs de rejouer à New Vegas, ce que j'ai fait, pour constater qu'en termes de game design et de storytelling, ce jeu en particulier n'a pas pris une ride et continue même de dominer une grande partie des RPG 3D sortis depuis. Que The Outer Worlds en récupère la philosophie est, à tout le moins, une belle preuve de clairvoyance d'Obsidian, et, en ce qui me concerne, la garantie de passer un bon moment. Bon moment confirmé, donc, par l'acuité dont ont fait preuve les développeurs en reprenant leur formule.
Ce qui est même plus surprenant est qu'avec The Outer Worlds, Obsidian est à mon sens parvenu à gommer les rares problèmes conceptuels de la formule Fallout New Vegas. En refaisant ce dernier aujourd'hui, on peut par exemple relever des incohérences dans la façon dont s'imbriquent certaines quêtes, l'absence de prise en compte de certains choix auprès de personnages donnés, un système de factions très complexe dont les enjeux pouvaient entrer en contradiction et faire dérailler le cours de plusieurs quêtes qui finissaient alors en eau de boudin de façon assez frustrante. Des "petits" détails qui s'expliquaient alors par le scope exceptionnel du jeu versus sa courte durée de développement, autrement dit par un projet qui n'avait pas complètement les moyens de ses ambitions. Pour The Outer Worlds, la donne est un peu différente : le jeu est beaucoup plus difficile à prendre en défaut dans son écriture et les conséquences des choix qui nous sont donnés, ce qui est à saluer compte tenu de la place centrale de l'idée de choix de manière générale. C'est sûrement lié à l'expérience des développeurs, sûrement lié aussi à la durée de vie plus courte de The Outer Worlds qui a probablement permis de mieux peaufiner un contenu finalement plus ramassé, donc mieux contrôlable. Il n'empêche que The Outer Worlds est mieux fini. Et en fait, c'est un peu ça, The Outer Worlds : c'est Fallout New Vegas en mieux fini. Normalement, à ce stade, j'ai tout dit, mais puisque le jeu est quand même toujours très loin de recevoir l'amour qu'il mérite, il me semble nécessaire d'en passer en revue les qualité de manière plus approfondie.
Tout d'abord, dans "jeu de rôles", il y a "rôles". Au pluriel s'il vous plaît. Et c'est déjà ce qu'est The Outer Worlds : un jeu pluriel. Pluriel dans ses approches, dans ses solutions, dans les possibilités d'allégeance de notre personnage, dans ses options de dialogue, d'action ou d'exploration. En termes purement rôlistes, ce jeu est à mon sens l'aboutissement ultime d'une formule pourtant largement éprouvée. En terminant le jeu quatre fois, je n'ai non seulement cessé d'être happé par les choix laissés à ma disposition à chaque instant, à chaque dialogue avec ses nombreux personnages, à chaque pas dans son univers, à chaque ouverture de porte ou conclusion de quête ; mais en plus, j'ai été constamment surpris par l'extrême cohérence de leurs impacts sur le monde qui m'entourait. Finalement, je suis en train de rédiger une critique de ouat mille caractères alors que je pourrais tout aussi bien écrire en gros : "CHOIX", coller un 10/10 et partir en sifflotant. A ce degré d'excellence, ce n'est pas simplement qu'Obsidian a compris ce que devait être un bon jeu de rôles (on sait déjà que c'est le cas depuis un certain temps) ; c'est carrément qu'il a digéré au plus profond de ses techniques de création ce qui rendait le genre amusant dans son essence même. Si j'étais game designer sur un RPG, The Outer Worlds serait probablement le jeu dont j'aurais voulu avoir accouché, tant celui-ci réussit à synthétiser ses mécaniques dans un distillat à ce point pur et harmonieux. Encore une fois, c'est vrai que la formule est connue, et n'est en rien surprenante. Par contre, ce qui est beaucoup plus digne de louanges est la manière dont les développeurs ont réussi à se l'approprier de nouveau pour y injecter toutes leurs envies, toute leur créativité et toute leur rigueur. L'écriture de The Outer Worlds au sens large (quêtes ; dialogues ; scénario ; réactions) est un travail d'orfèvre, la cerise sur le gâteau de vingt ans d'expérience dans le genre et, à mon sens, le mètre-étalon auquel devront se comparer les concepteurs de jeux de cette école spécifique du RPG. Je ne vois sinon pas trop comment suffisamment louer cette qualité de conception générale sans trop spoiler, mais essayons quand même.
Vous êtes donc un héros amnésique révéillé de stase, vous voyez chargé d'une mission par un mystérieux PNJ aux desseins un peu louches, blabla. Personnage paumé, factions à tire-larigot, enjeux politiques, nuances de bien et de mal, PNJ ni tout blancs ni tout noirs, décisions de fin de mission cornéliennes consistant à privilégier un camp au détriment d'un autre, et tout le toutim, et bis repetita. Mais à chaque fois que la recette semble sur le point de ronronner, le jeu nous envoie en pleine figure une ou plusieurs donnée(s) inattendue(s), qui peuvent prendre plusieurs formes. Ce gentil personnage est en fait un cannibale qui est le méchant d'une autre mission. Ces robots gardes qui peuvent être piratés, sont aussi des employés que l'on peut licencier. Ces sujets d'expérience agressifs qu'on nous demande d'endormir peuvent aussi être retournés contre leurs maîtres. Ce boucher esseulé qu'on nous demande de vaincre peut aussi être utilisé pour forger une alliance. Ce local fermé à double tour est accessible par le crochetage de sa porte, par une carte d'accès trouvée ailleurs, par la persuasion du garde qui en tient l'entrée, par un tunnel souterrain infesté de créatures ou encore par une trappe sur le toit bien cachée à l'abri des regards. Ces données compromettantes peuvent être remises à son propriétaire, vendues, transmises aux autorités, ou encore... ah mince, on me rappelle dans l'oreillette qu'elles m'avaient été demandées en premier lieu par un personnage que j'ai fini par oublier tant on m'a présenté d'options, et qui m'a ri au nez quand je lui ai enfin annoncé avoir fait complètement autre chose du dossier en bredouillant des excuses minables.
La réussite numéro un de The Outer Worlds en tant que RPG réside équitablement dans ses dialogues et dans son level design. On se retrouve immédiatement à explorer un monde semi-ouvert dont chaque zone ouverte ou fermée se voit plus ou moins associée à une ligne de quête principale ou secondaire. Jusqu'ici, rien que de très classique, mais la variété d'outils hallucinante laissée au joueur transfigure ce classicisme apparent. On se retrouve déjà à jongler avec trois compétences de dialogue primaires (persuasion, intimidation et mensonge) qui elles-même s'enrichissent très régulièrement d'options contextuelles liées à notre compétence dans une dizaine d'autres compétences normalement réservées à leurs propres actions (médecine, sciences, ingéniérie, piratage...) ; mais, en plus, souvent enrichies par des options complémentaires liées aux traits de notre personnage, aux défauts qu'il a développé au cours de ses pérégrinations ainsi qu'à ses caractéristiques primaires choisies en début de partie. Le simple fait de parler à un personnage expose ainsi à une multitude de possibilités, non seulement dans le cadre fermé dudit dialogue, mais même par rapport aux versions alternatives de notre personnage créé dans d'autres parties. En pratique, face à un garde mécanique, un personnage intelligent qui a développé une phobie des robots aura la possibilité entre étaler sa science pour se mettre le synthétique dans la poche, hurler de terreur à sa simple vue pour la beauté du geste, ou lui rentrer dans le lard simplement parce que pourquoi pas et que les développeurs ont envie que vous puissiez faire ce que vous voulez. Face à l'un de nos compagnons, un personnage stupide mais versé dans le maniement des armes pourra lui faire répéter tout ce qu'il dit parce qu'il ne comprend pas, tirer des conclusions totalement fausses d'une réplique pourtant évidente simplement pour le plaisir d'être idiot, ou s'arroger sa sympathie par le langage commun des beaux fusils de sniper... Malgré leur traditionnel cadrage en plans fixes, les dialogues bénéficient d'un large éventail, souvent inattendu, d'options de réponse qui vont du logique au farfelu, en passant par la condescendance, l'humour grinçant ou l'hostilité totale et toutes les nuances de moralité qu'on s'est construit jusqu'ici, tant et si bien que même après avoir fini trois fois le jeu, je continue de débusquer des possibilités de réactions que je n'avais jamais essayé ni même rencontré. Et vu l'aisance avec laquelle l'écriture déploie son humour tout particulièrement, j'ai rapidement cessé de compter les choix qui m'ont fait glousser à voix haute tant ils étaient intelligemment stupides, en murmurant "les cons, ils ont osé". J'ai tenté de me conformer à la moralité de mon personnage, ou simplement à sa personnalité alternativement sobre ou détraquée selon mes runs, qui ont toujours donné lieu à des déroulés de mission variés, cohérents, et à des conclusions souvent aussi originales que logiques et satisfaisantes.
Mais le cheminement des quêtes passe donc aussi, et évidemment, par le level design, qui s'arroge l'autre place de choix de l'expérience en compagnie des dialogues. Au cheminement verbal de notre personnage répond en effet son cheminement physique, qui se débrouille lui aussi pour faire résonner le mot "choix" à tout instant, de façon bien plus intense et plus concentrée que la grande majorité des jeux de rôle 3D que j'ai pu faire jusqu'à présent. Les développeurs ont mis un point d'honneur à ce que chaque mission, de la plus importante à la plus mineure ou facultative, offre plusieurs façons d'être parcourue physiquement, que ce soit par l'affrontement direct, le contournement A, le contournement B ; ou, le plus souvent et par un mélange complexe, intriqué et délicieusement bricolé d'après nos groupes de compétences, de micro-séquences d'approche où la farfouille est reine. Si les extérieurs pullulent de points d'entrée vers les intérieurs qui constituent généralement le coeur des missions, demandant des choix relevant généralement de l'orientation et de l'appétence face à la dangerosité (et à ses récompenses), lesdits intérieurs sont le coeur du morceau du jeu, de veritables festins multi-outils plus proches de l'immersive sim à la Arkane que du RPG classique, ce qui est l'un des motifs m'amenant à dire que The Outer Worlds surpasse les travaux précédents d'Obsidian.
Si le plus beau morceau de bravoure du jeu reste à mon sens l'épatant Précurseur, cité-vaisseau où s'entremêlent commerces, bars, quartiers sécurisés et zones dangereuses dans ce qui reste l'un des rares lieux entièrement en free roaming du jeu, la plupart des missions donnent quand même à explorer des labos, bases, bunkers... qui sentent à des kilomètres l'amour des level designers pour leur création. Les chemins y sont toujours multiples, plus ou moins cachés, plus ou moins tentants ; en tous cas, tellement nombreux qu'un seul run ne suffira jamais à tous les repérer, sans même parler de réussir à les mettre en œuvre en raison des compétences ou groupes de compétences auxquelles ils font appel. Chemins qui peuvent d'ailleurs être physiques comme figurés, à l'image de ces terminaux dont le piratage change parfois drastiquement la façon d'explorer un lieu. Les développeurs semblent "simplement" s'être interdits toute forme de linéarité, en quelque circonstance que ce soit ; et ils sont même allés plus loin, en proposant chaque fois au minimum une approche à laquelle on n'aurait pas pensé en tant que joueur, un twist qui change notre manière de percevoir les lieux et d'en planifier l'exploration. Mais le plus beau dans tout ça, c'est peut-être que, pour le comparer une nouvelle fois à Fallout New Vegas, The Outer Worlds, par son côté plus ramassé, réussit (contrairement à ce dernier) à ne jamais abuser du recours à certains gimmicks, en réservant à chaque mission ou presque une combinaisons de talents unique qui ne sera répétée nulle part ailleurs dans l'aventure, avec une variété jamais démentie non seulement au cours de la quête elle-même, mais aussi d'un point de vue plus général, à la hauteur de la partie dans son ensemble. Le résultat est simple : c'est fun, tout le temps, sans aucune baisse de rythme, sans aucun ventre mou, sans aucune impression de devoir refaire la même chose, de recourir aux mêmes astuces que plus tôt dans le jeu. The Outer Worlds. N'arrête. Jamais. De. Se. Renouveler.
Ce renouvellement permanent est à mon sens extrêmement important dans le plaisir infini que procure ce jeu. Et s'il est au centre des préoccupations des game et level designers, on sent vraiment qu'il l'est aussi pour les scénaristes et artistes. Faut-il le rappeler, The Outer Worlds, malgré son pedigree, reste une création originale, une nouvelle IP. J'appelle ça une étoile filante, le genre d'événement dans la petite galaxie du RPG AAA qui arrive une fois tous les dix ans, ou à peine plus. Et ce point est d'une importance absolument capitale, compte tenu du travail remarquable qui a été abattu pour rendre tangible, riche et intéressant ce nouvel univers. C'est bien simple, The Outer Worlds réussit à tisser en un seul jeu un monde plus complexe, plus riche et plus foisonnant que la grosse majorité des autres jeux du genre sortis ces 2 dernières décennies (à l'exclusion notable de certains RPG allemands dont je tairai le nom). Le lore est à la fois simple et touffu. Les personnages sont nombreux, reconnaissables et mémorables. La direction artistique (visuelle comme sonore) à mi-chemin entre western, rétrofuturisme et science-fiction débridée donne un cachet unique à l'ensemble, et parvient à souder un tas d'éléments d'apparence disparates en un tout compact et cohérent. Et l'histoire, bien sûr, tape en plein dans le mille de ce que j'aime retrouver dans un RPG, en mélangeant des enjeux classiques et intemporels qui sont ceux de 99% des jeux de rôles existants à une narration sensiblement plus moderne, simultanément profonde et relâchée, riche de thématiques bien exploitées sans jamais perdre de vue la légèreté très caractéristique d'Obsidian et, d'une certaine manière, de l'école Bethesda.
Ce n'est pas forcément un gros mot : j'avoue être capable d'apprécier un Skyrim ou un Fallout 4 en partie pour sa simplicité de ton, qui n'en fait pas des tonnes et sait poser des enjeux en accordant la primauté à l'expérience de jeu. The Outer Worlds, lui, s'est mis en tête de faire pareil, à la différence notable qu'il veut aussi raconter une vraie histoire bien romanesque, en plaçant ses personnages et intrigues sur un échiquier socio-politique assez velu dont chacun sera libre de n'effleurer que la surface ou, au contraire, d'en décortiquer les nombreuses couches thématiques et narratives qui ensemble tissent un vrai, un grand, un beau récit. J'y vais avec mes gros sabots : The Outer Worlds m'a raconté la meilleure histoire dans un RPG occidental depuis au moins une décennie, probablement plus. Soyons encore plus fou, le scénario de ce jeu entre dans mon top 5 des meilleurs settings de RPG. Ce n'est pas seulement que l'histoire est originale, parce qu'elle l'est, avec son système solaire théâtre d'affrontements entre corporations gloutonnes et bureaucratie rigide qui poussent à fond les taquets de la critique sociale pour un résultat simultanément drôle et crédible (et dont les correspondances avec notre monde inquiètent plus qu'à leur tour, en nous faisant souvent réfléchir l'air de rien). C'est aussi parce que cette même histoire fonctionne en totale harmonie avec le gameplay et le quest design, et que tout ce beau monde se répond perpétuellement et intelligiblement dans une partition d'une infinie délicatesse. Cette harmonie est celle à laquelle aspirent la plupart des créateurs de gros RPG en se rassemblant dans une salle de réunion avant généralement de lâcher l'affaire. Obsidian, lui, arrive dans la pièce en défonçant la porte au calibre 12, avant d'expliquer aux scénaristes de Bethesda, Bioware et compagnie : "asseyez-vous, écoutez-moi et taisez-vous, je vais vous expliquer comment on fait". Bien noté, patron.
La grande histoire de The Outer Worlds est divisée en actes, dont la conclusion marque la fin d'une intrigue principale et le début d'une autre. On va de planète en planète, d'instance en instance, pour progressivement dénouer des nœuds narratifs qui finiront, une fois résolus, "effacés" au profit de nouveaux enjeux. Jusque là, rien de bien fou. Mais tout est dans le phrasé. La façon dont les personnages s'expriment, les traits de personnalité que les dialogues choisissent de nous dévoiler, les éclairages sur leur véritable nature que nous apportent des discussions avec d'autres et qui nous permettent de nous faire une idée plus précise des factions, corporations et autres résistants à qui l'on porte, ou non, allégeance. On le sait, Obsidian est doué pour tout ça. Mais le grand retour du développeur à une forme d'économie de mots booste grandement le rythme, tout en offrant aux écrivains de la maison l'opportunité de tailler directement dans le gras sans passer par les tournures compliquées ou les murs de texte d'un Pillars of Eternity. Le jeu doit rester non-manichéen, complexe, affuté sans tartiner des romans à chaque PNJ. Pour cela, les développeurs ont choisi de faire passer 80% de leur histoire par l'humour. Et l'humour, ça passe ou ça casse.
Dans The Outer Worlds, pour moi, ce n'est pas seulement que cet humour "passe" ; ça file plutôt à toute allure, et j'ai rarement eu le temps de finir de rire de la vanne précédente qu'une autre réquisitionnait déjà mon attention. Du concentré de blagues qui sont 100% mon style d'humour, qui vont de l'ironique à l'absurde, du cinglant au pince-sans-rire, du faux sérieux au vrai salace, mitraillé en permanence par les PNJ dans leurs réponses, par nos compagnons en exploration, par les journaux et terminaux informatiques, par les affiches dans la rue, par les tournures très spécifiques des choix de dialogue... dont la traduction française vole par ailleurs si haut qu'on ne la voit même pas du sol. Je tiens d'ailleurs à applaudir des deux mains et des deux pieds les responsables de la version française, qui ont complètement lâché la bride sur les équivalences pour proposer bien souvent des répliques encore plus drôles que les originales, tout en demeurant parfaitement imprégnées du lore.
Alors attention, l'humour de The Outer Worlds n'est pas de l'humour Marvel. Ce n'est pas du "Gardiens de la galaxie" ou je ne sais quelle daube super-héroïque dont 90% des gros jeux actuels essayent de singer le style (ou devrais-je dire l'absence de style). The Outer Worlds, c'est du "bon" humour de jeu vidéo, tout simplement. Chaque personnage, du plus sympa au plus détestable, a son petit "truc", cette façon de parler ou cette délicieuse sortie de route qui rend tous les échanges marquants et nous laissent à l'affût. Et presque chaque blague se rapporte à cette thématique d'opposition entre corporations cyniques et employés maltraités. En fait, c'est même comme ça que le jeu raconte son histoire : par une succession ininterrompues de traits d'humour stylistiquement aussi variés qu'un essai de Raymond Queneau. De l'agent d'assurances qui nous présente les innombrables exclusions de garantie au magnat de la conserve vantant les mérites de son management par la terreur, de l'ouvrier à la chaîne mendiant un congé maladie pour cause de perte de plusieurs doigts ("rejeté, ladite mutilation n'est pas nuisible à la bonne réalisation de la tâche") au vendeur en burn-out débitant ses slogans idiots jusqu'à craquer si on le pousse dans ses retranchements, The Outer Worlds essore avec bonheur sa thématique on ne peut plus contemporaine pour faire rire dans la partie "lecture"... et faire réfléchir dans la partie "jeu". Avant, donc, d'atteindre un équilibre plaisant entre légèreté et sérieux : légèreté dans la présentation, sérieux dans la mise en œuvre de la solution et le parti finalement choisi. Si je devais classer mes quêtes préférées, il y aurait immanquablement celle du dentifrice coupe-faim et son dilemme de devoir remettre à son créateur fou mais sincère, ou aux autorités, le prototype d'une pâte dentifrice dont on découvre à force de persévérance que son efficacité sur l'émail des dents s'explique en réalité par le fait que ses utilisateurs perdent l'envie de manger ; même si je ne rechigne pas aux nombreux autres running gags du jeu, dont celui consistant à usurper l'identité d'un capitaine de vaisseau décédé au début du jeu et qui n'a d'autre utilité que d'exaspérer nos interlocuteurs en nous faisant passer pour un mercenaire amorti à la conscience professionnelle déplorable.
Il y aurait tant d'autres choses à dire sur The Outer Worlds, tant d'autres compliments à lui faire. Ses nombreuses quêtes principales et secondaires à la fois drôles et épiques donc, qui nous demandent l'impossible au nom d'un capitalisme à l'agonie ou d'une résistance communiste à la frontière du terrorisme. Ses maires/patrons cyniques qui administrent des villes-entreprises gangrénées par les démissions de masse et les défections d'ouvriers au bout du rouleau. Ses easter eggs tous les trois pas qui nous invitent à creuser son univers, à explorer ses moindres mètres carrés et à tenter les plus audacieuses options de dialogue. Son exceptionnelle ambiance visuelle et sonore, qui non contente d'offrir des graphismes techniquement solides, réussit à instiller une douce mélancolie y compris dans ses instants les plus drôles, par une magie qui s'explique autant par la délicatesse de la bande son symphonique (vraiment très belle, et soutenue par un thème principal carrément parfait) que par les éclairages à la fois doux et colorés des différentes planètes que l'on arpente. Ses compagnons simples en apparence, dont les caractères marqués les rendent cependant touchants et qui se voient pourvus d'arbres de quêtes creusant agréablement leur background (à défaut de les rendre très utiles en combat). Même ce que j'appellerais sa "Borderlands-ification", apparemment pleinement assumée par ses créateurs et consistant à chier du loot partout dans le monde et qui nous envoie des décharges de dopamine permanentes au premier crochetage de porte, à la première fouille de meuble sur notre chemin, augmentant l'aspect récompensant de l'exploration. Quand on met tout ça ensemble, le plaisir de l'écriture, l'efficacité de l'humour, la poésie de certaines situations ou dénouements, jusqu'à la mélancolie palpable d'un univers qui a beau être bourré d'humour mais n'en reste pas moins dans un état de déliquescence appelant à être réparé... on se retrouve avec un jeu qui a la puissance singulière des grands.
Alors bien sûr que The Outer Worlds se repose sur une vieille recette. Bien sûr qu'il a un côté désuet, résultante directe d'un héritage très "tradi". Mais, air connu : c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes. Et celle qu'Obsidian nous sert ici est parfumée, douce, légèrement acidulée, dont il m'est impossible d'être rassasié. J'ai beau avoir fini le jeu plusieurs fois, je continue d'en redemander. Nouveaux personnages, nouvelles compétences, nouveaux choix de développement, nouvelles allégeances. Et j'ai beau désormais connaître le jeu par coeur, je ne me lasse pas de son rythme parfaitement calculé, de ses rencontres hautes en couleur, de son humour très juste qui réussit à être dominant (et vraiment drôle !) sans jamais phagocyter un récit qui a par ailleurs de réels atouts narratifs. Je continuerai encore quelque temps à arpenter ces planètes fluo à l'odeur de poisson pourri, au moins jusqu'à sa suite. Même si The Outer Worlds est perfectible, il est paradoxalement, en un sens, déjà parfait : tous ses dosages, toutes ses décisions relèvent d'une expertise totale et constituent à mon sens le magnum opus d'Obsidian, celui qui réussit le mieux à synthétiser tout ce qui a fait la renommée du studio dans le domaine du jeu de rôles. Même la Spacer's Choice Edition, qui a connu un démarrage cahotique, me semble aujourd'hui recommandable grâce à ses améliorations visuelles notables qui donnent une étincelle de vie supplémentaire au regard de ses PNJ, qui pourtant n'en manquaient pas déjà, ainsi que l'inclusion d'office des deux excellentes extensions du jeu passant pas loin d'en doubler la durée de vie. La seule question que je me pose désormais est si les développeurs réussiront à confirmer pour la suite, que j'attends de pied ferme : si le jeu n'a pas été un succès critique, il est au moins un succès public. Je ne peux m'empêcher d'être rassuré par le fait qu'il reste une demande pour ce genre de recette AAA, qui compense son traditionalisme par un degré d'expertise extrêmement aigu. En attendant, The Outer Worlds, ce n'est en effet pas le meilleur choix : c'est le Spacer's Choice.