Le roman phare d'Alain Damasio va bientôt fêter ses vingt ans : d'une part, c'est extrêmement inquiétant, d'autre part, c'était l'occasion pour moi d'enfin me plonger dans l'univers de cet auteur après l'avoir découvert en jeu vidéo (on ne se refait pas) avec Remember Me il y a dix ans, intéressante tentative d'introduire le littéraire dans le jeu d'action/aventure moderne. Il faut dire qu'un jeu d'action où l'enjeu scénaristique de base est une blessure à la jambe, et qui bifurque dans des délires mémoriels de mort inéluctable à mi-chemin entre les films Destination Finale et la science-fiction plus classique, on n'en voyait pas tous les jours ; malgré les critiques peu amènes, j'ai d'ailleurs beaucoup aimé Remember Me, qui proposait suffisamment de choses originales pour le média d'alors pour marquer durablement malgré d'évidentes scories, que ce soit en termes d'histoire, de mise en scène ou de gameplay.


Tout en étant un roman, j'ai été surpris de voir que la Horde du Contrevent ne s'en privait pas, de gameplay. Ce n'est évidemment pas un "Livre dont vous êtes le héros", mais la tonalité est tellement ludique, le découpage en niveaux si évidents, la progression si ouvertement tournée vers l'affrontement d'un inéluctable "boss final" dont l'identité est posée en quatrième de couverture, qu'une rythmique quasi-interactive se crée immédiatement et se maintient sur la durée ; et qu'en dépit des thématiques largement philosophiques, souvent solennelles, qui s'égrènent par dizaines au fil de la lecture, la "Horde" est un roman éminemment joueur, qui inclut pleinement le lecteur dans son histoire, lequel se voit progressivement susbtitué en 24ème membre de cette Horde et dont la propre aventure s'écrit à la marge, entre tentatives de décodage d'un lexique volontairement perché, et d'autres de représentations visuelles de phénomènes pas vraiment descriptibles (et pas vraiment décrits). A deux doigts, que j'ai été, plusieurs fois, de lancer une Pokéball sur un chrone, pour le nourrir d'une pierre vent et le faire évoluer en psychrone.


Mais La Horde est aussi un film, et je n'attends désormais qu'une chose, soit probablement la même que tous ceux qui le lisent depuis vingt ans espèrent sans oser le formuler : une adaptation au cinéma, qui viendrait donner une forme et une couleur à ces villes étranges, à ces peuplades bigarrées, à ces animaux protéiformes et à ces falaises vertigineuses dont mon esprit étriqué a plusieurs fois essayé de saisir l'immensité, avant de se retrouver bloqué par les limites de sa propre imagination. Alticcio et la Tour d'Aer, la flaque de Lapsane, Norska, Camp Boban (que je n'ai pu m'empêcher de me figurer comme les âges paradisiaques des jeux Myst...), le cirque de Brakauer... autant de lieux magiques, décrits avec beaucoup de pudeur, précisés juste ce qu'il faut pour laisser turbiner l'imagination du lecteur, dont la texture dépend largement de notre propre hauteur de vue. La Horde est d'ailleurs construit comme un film, avec des scènes presque déjà montées, un aspect visuel prépondérant, des dialogues coupants comme une lame de rasoir ; mais pas de manière douloureuse, plutôt de la façon la plus douce et la plus délicieuse qui soit, y compris quand le récit envoie à la mort ses hordiers au travers de luttes contre les éléments qui sont avant tout des luttes contre soi-même.


Cela a été dit, redit, re-redit : La Horde du Contrevent est d'une poésie infinie. Le roman entier est traversé par un symbolisme extrême, où chaque péripétie, chaque rencontre figurent une forme ou une autre d'introspection par ses personnages, un voyage autour du monde autant qu'un périple intérieur. La moindre ligne de cet imposant pavé nous convie à vivre une aventure épique autant qu'à mener une réflexion profonde sur ce qui constitue notre individualité, ce qui fait de nous des personnes, avec leur passé enfoui et leur avenir espéré, leurs cicatrices et leurs aspirations. Les Hordiers sont presque tous des cabossés de la vie qui ont appris à trouver dans leur voyage un sens propre à chacun, que la plume de Damasio réussit à chaque instant à transmettre. Même si tous les personnages, ensemble, traversent les mêmes épreuves, franchissent les mêmes plateaux, escaladent les mêmes pics, il n'est en revanche pas un chapitre qui ne nous convie à apprécier l'aventure du point de vue d'un personnage donné, avec un phrasé donné, sous un angle donné. Entre la fragilité des plus jeunes, l'expérience des plus âgés, le sacrifice des plus maternelles, la sagesse des plus torturés, le recul des plus philosophes, il n'est pas une page qui ne nous rappelle que le voyage se vit à hauteur d'individu, et que la Horde n'existe qu'en tant que somme de ces personnalités à la fois si opposées et si complémentaires, qui nous donne à voir ce groupe d'aventuriers comme un échantillon d'humanité dans tout ce qu'elle peut avoir de plus hétérogène. Encore une fois, le choix si délicatement mûri de chaque mot, le pouvoir d'évocation de chaque description, la magie parfois insoutenable qui s'échappe de certains phénomènes extraterrestres peints comme des tableaux abstraits et pourtant si intensément familiers, font de la lecture de ce livre une expérience à nulle autre pareille, qui se voit décuplée par l'invraisemblable capacité de l'auteur à raconter une aventure à travers les yeux d'un autre.


Je pense que le succès de la Horde s'explique entre autres par sa dimension quasi multimédia, qui réussit par des phrases si merveilleusement tournées à nous plonger à la fois dans un livre, dans un film et dans un disque. C'est une expérience littéraire unique, qui nous envoie par bribes des images, des sons, des mélodies que Damasio réussit systématiquement à poser en équilibre entre réel et imaginaire, entre odyssée intime et aventure purement cinématographique, entre science-fiction extraterrestre et drame quasi-familial à l'humanité foisonnante, en faisant sonner consonnes et voyelles pour qu'elles dessinent non seulement des mots, mais surtout des motifs, des bruits, des textures, des morceaux de monde réquisitionnant les cinq sens. Il faut vibrer avec les personnages au détour d'un col, à la vue d'un plateau inexploré, face à un paysage jamais arpenté. Il faut toucher avec eux ces formes de vie étranges qui révèlent leur "moi" profond. Il faut sourire ou s'indigner des amours ou injustices que chacun nous communique par ses mots. Il faut sentir l'air marin d'un océan à la fois étrange et familier. Il faut redouter un ennemi à la présence indicible, dont nul ne sait quelle forme il peut prendre. Et il faut voir, donc, peut-être par-dessus tout, l'immensité colossale des paysages arpentés par les Hordiers, qu'une poignée de lignes suffisent systématiquement à rendre tangibles et réels, nous faisant écarquiller les yeux comme si on traînait derrière eux notre propre traîneau de bagages, luttant contre la puissance du vent pour parfois lever les yeux vers l'horizon. Comme les Hordiers, on se déleste au fur et à mesure du récit de notre individualité de lecteur, on oublie qui on est, d'où on vient ; on fait corps avec la mission, au point que la leur devient aussi la nôtre, et que plus rien d'autre n'importe que de la mener à son terme, de découvrir ce foutu Extrême-Amont.


La fin du bouquin m'a bien évidemment laissé groggy. C'est sûrement la meilleure fin de roman que j'ai jamais lue : elle est à la fois évidente, attendue, logique, et pourtant intensément émouvante et satisfaisante. Elle m'a balayé d'un revers de la main et m'a fait refermer le livre en étant intimement convaincu que j'avais voyagé aux côtés de Sov, Caracole, Golgoth, Callirhoé, Oroshi, Erg, les jumeaux Dubka et tous les autres. J'avais, comme eux, atteint la fin du voyage. La façon dont le livre referme leurs destins individuels et collectif, la pudeur infinie avec laquelle il clôt leur épopée m'a invité à une forme de réflexion que je poursuis toujours, un mois après avoir atteint l'ultime page. Je donnerais tout pour l'oublier et recommencer à la première, vierge de cet univers et de ces personnages qui m'accompagneront sans doute pour des années.

boulingrin87
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le 8 avr. 2023

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Seb C.

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