C'est une fleur fragile, mais elle est d'une splendeur sans égale

Pékin, 2007. Les autorités militaires frappent à la porte du professeur Wang Miao, éminent chercheur en nanotechnologies. La raison ? La communauté scientifique internationale est frappée par une vague de suicides inexpliqués. Les victimes laissent derrière elles le même message, aussi énigmatique qu’inquiétant : "La physique n’existe pas”. Quelque chose, une découverte sidérante, semble avoir ébranlé leurs certitudes les plus fondamentales, fracturé les plus brillants esprits scientifiques. Mais qu’ont-ils découvert de si bouleversant pour en perdre la raison ? Un point commun semble unir les victimes : leur lien avec une mystérieuse organisation secrète appelée *les Frontières de la science*. Que s’est-il passé au sein de cette organisation, opaque ? Et plus étrange encore, pourquoi l’armée s’y intéresse-t-elle également ? C’est là le point de départ de l’enquête dans laquelle Wang Miao est entraîné, malgré lui. Pour découvrir la vérité, il infiltre cette organisation mystérieuse et se retrouve face à une expérience des plus déconcertantes. Un jeu de réalité virtuelle où il doit naviguer dans un monde qui défie toute logique terrestre. Ce monde, habité par une civilisation qui lutte pour survivre entre d’un côté des ères de chaos, durant lesquelles le soleil se lève et se couche de manière imprévisible, et de l’autre côté, des ères de stabilité, cache des secrets profonds. Les joueurs doivent comprendre les lois scientifiques de cet univers pour prédire les rares périodes régulières, propices à la survie et au progrès. Mais alors, pourquoi investir autant de ressources dans un jeu qui n’a aucun objectif commercial ? Sous cette apparente simulation, le jeu semble conçu pour autre chose qu’un simple divertissement.. À travers ce monde étrangement familier et pourtant déroutant, les joueurs sont amenés à développer une empathie sincère pour ses habitants, pris dans l’étau des ères chaotiques et régulières. Mais dans quel but ? Quel message cherche-t-on à leur transmettre, et surtout, dans quel intérêt ?


C’est l’intrigue du premier tome de la trilogie du Problème à Trois Corps, de l’auteur chinois Liu Cixin, qui se poursuit avec La Forêt Sombre et La Mort immortelle. C’est une œuvre de hard science fiction sortie en 2008, et récompensée par le prix Hugo en 2015.


Liu Cixin est né en 1963 dans la province du Shanxi, en Chine. C’est l’écrivain de science-fiction le plus célèbre de son pays, notamment depuis la sortie de deux adaptations de son roman. La première, en 2023, par Tencent, en langue chinoise ; et la deuxième en 2024 par Netflix en anglais. Liu Cixin a étudié à l’université de Chine du Nord en conservation de l’eau et énergie électrique, puis il a travaillé comme ingénieur dans une centrale électrique. Ce n’est pas sans importance, car cela montre son vrai bagage scientifique, et cela explique aussi l’attention particulière qu’il porte à la science dans son roman.


Avant tout, je pense que Le Problème à Trois Corps est un excellent point d’entrée dans la Science-fiction pour les novices. Paradoxalement, c’est une œuvre extrêmement complexe, et j’ai été très surprise de son succès. L’intrigue du roman s’appuie sur des concepts scientifiques difficiles, qui ne sont pas toujours aisés à appréhender. Je n’aurais peut-être pas parié sur une telle réussite auprès du grand public, et pourtant, l’œuvre de Liu Cixin a su captiver bien au-delà du cercle des passionnés de science-fiction. Je crois que son succès repose sur une écriture particulièrement soignée et sur l’impressionnant travail de traduction réalisé par Gwennael Gaffric. Malgré la complexité des thèmes abordés, la lecture reste fluide, agréable et même véritablement addictive. J'ai beaucoup apprécié la plume de l'auteur, capable de rendre digeste un scénario pourtant très complexe. Grâce au talent d’écriture de l’auteur, même après avoir visionné les différentes adaptations télévisées de ce roman, je l'ai littéralement dévoré d'une traite. L’histoire est prenante, et le suspense autour du suicide des scientifiques est super bien mené. On se laisse emporter par le désir irrésistible de découvrir ce qui a bien pu faire vaciller leurs certitudes scientifiques. L’intégration du jeu vidéo dans l’intrigue est très bien pensée, et ajoute une dimension originale à l’œuvre. Cela permet de traiter de grands enjeux comme la manipulation de masse, la manière dont ce que nous consommons, même pour le divertissement, n’est jamais exempt de toute idéologie.


La question de la nature profonde de l’humanité


Ce roman, ce n’est pas juste une aventure de science-fiction, mais c’est aussi une œuvre qui nous pousse à nous questionner sur la nature profonde de notre espèce. Au vu des crimes qu’elle commet quotidiennement contre les autres espèces qu’elles soient animales et végétales, au vu des crimes qu’elle commet quotidiennement contre elle-même, mérite-t-elle de vivre ? Mérite-t-elle de rester maîtresse de sa destinée, alors qu’elle n’a fait que faillir jusqu’à présent ? Ces questionnements sont abordés notamment à travers le point de vue du personnage de Ye Wenjie. Ye Wenjie, c’est une astrophysicienne qui a vu son père mourir, assassiné durant la révolution culturelle pour n’avoir pas renoncé à sa rigueur scientifique qui étaient à l’époque considérées comme “impérialistes”, “anticommunistes”. Ye Wenjie se dit alors que l’humanité est mauvaise parce qu’elle a donné naissance à la Révolution Culturelle en Chine, qui a eu des répercussions désastreuses sur la vie de milliers de personnes. Un jour, elle se plonge dans la lecture d’un livre intitulé “*Le Printemps Silencieux*” de Rachel Carson. C’est un livre qui existe vraiment, et qui aborde les effets dévastateurs des pesticides sur l’environnement et en particulier sur les oiseaux. Alors, en prenant conscience que ce qu'elle avait toujours considéré comme normal et justifié — c’est-à-dire l'utilisation des pesticides pour l’agriculture — s’avérait en réalité extrêmement destructeur, elle traverse une profonde crise existentielle.


« Elle avait jadis démasqué le mal profond de la Révolution culturelle que la plupart de ses contemporains trouvaient juste et glorieuse, comme Rachel Carson avait démasqué celui de l'usage des pesticides que Wenjie trouvait normal et légitime. Il était bien possible que toutes les actions humaines soient mauvaises par nature et que différentes personnes puissent démasquer différentes formes de mal. L'humanité ne saurait jamais atteindre une véritable conscience morale, de la même manière que l'homme ne pouvait s'élever du sol en tirant sur ses propres cheveux. Pour réussir, il fallait l'aide d'une force extérieure à l'homme. »


Ye Wenjie devient ainsi le symbole du regard critique sur la nature humaine, nous incitant à interroger nos propres valeurs, à nous demander si le bien et le mal sont inhérents à notre espèce. En parallèle, d’autres personnages révèlent la beauté et la valeur précieuse de l’humanité.


« [l’humanité] est une fleur fragile, mais elle est d'une splendeur sans égale. Dans la tranquillité de son paradis, elle sent le parfum de la liberté et de la beauté »


Le thème de la quête de “l’homme” providentiel


Ce récit nous pousse à réfléchir à notre propension à chercher une figure extérieure sur laquelle nous reposer, quelqu'un pour nous guider, quelqu’un pour décider à notre place. Cette recherche d'un sauveur trahit une profonde vulnérabilité, un besoin viscéral de repères face à l'incertitude, et notre malaise face à la responsabilité de maîtriser notre propre destin.


** Attention, à partir de là il va y avoir des spoilers **


Encore une fois, c’est à travers le personnage de Ye Wenjie que cette soif de l'“homme” providentiel s'illustre de la manière la plus marquante. Ayant perdu toute foi en l'humanité et convaincue de notre incompétence à maîtriser notre propre avenir, elle va aller jusqu'à confier le pouvoir de vie et de mort sur l'humanité à une espèce extraterrestre qu'elle n’a jamais vue, et dont elle ignore tout, y compris les intentions profondes. Alors qu’elle reçoit un message extraterrestre l’exhortant à ne pas répondre, auquel cas sa planète sera localisée et envahie, Ye Wenjie répond que sa civilisation est incapable de surmonter ses problèmes, a besoin de leur intervention et qu’elle les aidera même à envahir la Terre.


Une ode à la science


Le Problème à trois corps est avant tout une ode magistrale à la science, thème qui tient une place centrale dans l'œuvre de Liu Cixin. D'après plusieurs de ses interviews, l’auteur apparaît comme un optimiste convaincu, persuadé que plus nous progressons dans la recherche scientifique, plus nous affinons notre compréhension de l'univers et plus nous avons le pouvoir de transformer le monde pour le meilleur. Pour lui, la science est le socle de l'identité d'une civilisation, un pilier indispensable à sa survie.


C'est pourquoi, lorsque la civilisation extraterrestre des Trisolariens décide de détruire l'humanité, c’est d’abord à la recherche scientifique fondamentale qu’elle s'attaque. Dans ce récit, la science est non seulement le fondement de la civilisation humaine, mais aussi l'espoir ultime de se défendre sur un pied d'égalité. Pour les Trisolariens, bien plus avancés technologiquement et maîtrisant des dimensions inconnues des Terriens, l'humanité n'est qu'une simple vermine qu’elle peut se permettre d’écraser. Cette dernière n'a pour seule issue que d'accélérer frénétiquement sa compréhension du monde avant l'arrivée imminente de ses conquérants.


Pour s'assurer de leur victoire, les Trisolariens tentent de semer le désespoir en sabotant la recherche scientifique fondamentale et en instillant la méfiance envers le progrès et la technologie. Ils savent que fragiliser la foi de l'humanité en la science, c'est s'assurer un contrôle plus aisé et préparer sa chute.


Liu Cixin nous transmet ainsi un message puissant : la science est ce qui nous rend libres, nous permet de maîtriser nos choix, notre destin, et de défendre notre survie.

Sashenkaa
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le 17 nov. 2024

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