En série télé, les Anglais ont un don, et pas n'importe lequel : celui de faire de l'audimat et de la qualité en même temps... La BBC a été parmi les premières chaînes (et reste l'une des seules) à faire du petit écran un incontournable de la fiction en produisant une offre variée et exigeante. Ce sont Armando Ianucci, Peter Capaldi, Russel T. Davies, Christopher Eccleston, Ricky Gervais, Stephen Merchant... qui assurent, ou ont assuré, les heures incontournables de la télévision anglaise, au point d'en propager le virus dans le monde entier. Il n'y a qu'à voir le tableau en seulement quelques exemples : The Thick of It est l'une des plus grandes (la plus grande ?) politique fiction de son temps, The Office a été remaké et le sera certainement encore, Doctor Who poursuit son apparente immortalité après cinquante ans de bons et loyaux services. A vrai dire, en télé, c'est bien de loyauté dont il est question : celle du show avec son public, celle du public avec ses créateurs, et, surtout, celle des créateurs envers leur propre travail, leur propre personnalité, qu'ils cultivent avec ferveur et passion, sur la durée, dans une philosophie encore vaguement artisanale qui n'a pas été complètement corrompue par l'instantanéité et l'instabilité du monde du grand écran.
Ricky Gervais est, avec son associé Stephen Merchant, l'un des représentants les plus éloquents de cette télévision anglaise. Il en représente d'abord l'humour british, excessif, awkward, si réel et brutal qu'il verse dans la chronique sociale, avec ses personnages typés, son très net appui sur l'opposition de classes sociales, son comique de faciès, de diction ou d'accent qui montre sans affect tout un éventail de gens d'en haut et d'en bas. Il glorifie, particulièrement, les classes laborieuses qu'il met dos-à-dos à un star system méprisable et imbu de lui-même. En fait, l'auteur ne se départ jamais d'une inconditionnelle bienveillance, de cet amour sans limites à l'égard des gens, dont il ne pointe la lâcheté que pour mieux souligner la dignité. Il y a toujours eu, chez Gervais, une humanité profonde, appelons cela de l'amour, donc, pour les petites personnes, les odieux connards, les inadaptés, les has-been de naissance, les éclopés qui se réfugient dans l'égoïsme et le mensonge, ceux dont la vie est un rafiot prenant l'eau de toutes parts, ces gens à la fois touchants et affreux qui passent leur temps à écoper mais ce faisant jettent l'eau dans la barque du voisin. Et puis, il y a cette tendance, rarement observée en France, à se mettre en danger en tant qu'acteur et scénariste, de plonger à pieds joints dans les rôles les plus méprisables, les plus dégradants, de s'y investir par ailleurs avec la plus naturelle conviction, au point que Ricky Gervais ne suscite, à travers ses personnages, essentiellement que pitié ou haine - un dangereux équilibre pour une série télé se voulant comique.
David Brent, de The Office, était pourtant un sublime personnage. Un affreux connard toujours, mais un affreux connard aimable et touchant, finalement très beau, très digne, presque déchirant dans sa lutte si simplement formulée contre une solitude qu'on devine écrasante. David Brent était une petite personne en proie à de rares accès de grandeur. Warwick Davis, le héros de Life's Too Short, en est une autre. Littéralement, bien sûr. Métaphoriquement, surtout : un bonhomme rongé par l'orgueil, trompeur, manipulateur, faux, ne reculant devant aucune lâcheté pour réussir. Comme David Brent, dont il est finalement l'alter ego nain, il ne réussit par ses mensonges qu'à récolter la solitude ; courant après le faux bonheur de la popularité, des paillettes et du strass, son seul exploit est en fait de s'éloigner de lui-même et des autres. Gervais a une obsession pour la célébrité, il en traque les effets néfastes, en souligne les travers, il démolit l'obsession d'être reconnu avec un premier degré salvateur. Dans Extras, il avait réussi, par on ne sait quel miracle, à faire jouer leurs propres rôles à des stars, à les rendre infiniment détestables, pourries, mégalomanes : Ben Stiller en faux philanthrope, Daniel Radcliffe en sinistre puceau dragueur, pour ne citer qu'eux. Il les rendait pourtant sympathiques en injectant dans leurs personnages une grande quantité d'autodérision, et au final, les stars riaient d'elles-mêmes. Warwick Davis, en un seul personnage, rassemble tous ces gimmicks : il possède tous les défauts, se réfugie dans la souffrance de son nanisme pour les excuser, mais il se donne tellement à fond même dans les situations les plus inconfortables qu'on ne peut que reconnaître un immense courage, à lui-même comme à son personnage.
Dans Life's Too Short, toutes les blagues pourries à bases de nain répondent présent. Warwick Davis se met en danger physiquement et moralement à chaque épisode. Son comportement est si lâche et lamentable qu'il finit par exercer une irrépressible fascination. Et, de nouveau, Gervais lui donne son propre rôle, le fait jouer son propre personnage : Warwick Davis est Warwick Davis, star oubliée de Willow, figurant de Star Wars et psychopathe dans Leprechaun. Obsédé par la célébrité, bloqué dans le souvenir d'une gloire qui ne viendra plus, Warwick commet toutes les bassesses pour se convaincre qu'il a encore une place dans le monde du showbiz. Il est le seul à ne pas comprendre qu'il est pathétique. Il est aussi, paradoxalement, courageux et jusqu'au-boutiste dans son acharnement à se torpiller, toujours motivé, souriant, gouailleur. C'est, encore une fois, ce qui le rend très touchant, de la même façon que le David Brent de The Office : une boule d'énergie mal canalisée, souffrant à l'évidence de la pire des solitudes, qu'il se refusera pourtant toujours à admettre. Sa libération, on s'en doute, n'aura lieu que quand il se consacrera enfin à l'autre : Gervais et Merchant, comme aux magnifiques losers de The Office, finiront par lui offrir la rédemption sous la forme d'un retour à une vie simple et moins autocentrée. Une rédemption que n'auront pas les autres stars invitées pour se moquer d'elles-mêmes : Johnny Depp, Liam Neeson, Helena Bonham-Carter, Val Kilmer, campant tous d'abjectes personnes, lors de scènes si incroyablement surécrites qu'elles font naître un douloureux et délicieux malaise.
Dans Life's Too Short, le bonheur est encore une fois dans le malaise : malaise de voir une galerie de personnages pitoyables et autosatisfaits, douleur jubilatoire d'assister à un véritable ballet de connards confits dans leur orgueil et leur suffisance, qu'une forme extrême d'auto-apitoiement condamne à la solitude, puis à la remise en question. Ricky Gervais déteste les stars : il les déteste si bien qu'il les rend adorables. C'est dans sa manière unique de dépeindre des losers, dans son attachement à en pointer les innombrables lâchetés puis à les réhabiliter dans une fin toujours morale et finalement très « télévisuelle », que se situe l'essentiel de son talent d'auteur. Bien que la série ne dure qu'une seule saison (ce qui n'est de toute façon pas beaucoup plus court que les autres séries du personnage), le fait que Gervais, Merchant et Davis aillent toujours à l'essentiel évite d'avoir à le regretter : tout est très concentré, incisif, immédiat, une grande partie de la gêne du spectateur se trouvant dans le fait qu'il n'y ait finalement pas de zone de respiration, pas de pause, pas de ralentissement dans la nervosité et l'empressement de chaque personnage à foncer droit dans le mur du succès et de la fame.
Au terme de la saison, la star et l'humain finissent par se confondre tout à fait jusqu'à ne former plus qu'un, comme un reverse engineering de célébrité qui démontrerait le plus simplement du monde qu'une star sommeille en chacun de nous. Un discours forcément rêvé pour la télé, qui s'adresse à des gens éloignés de cet univers, auxquels on offre la possibilité de se moquer, de garder du discernement face à cette culture néfaste de l'égoïsme, cette culture de la recherche du bonheur à travers le regard de l'autre ; tout en nous laissant quand même y croire un peu, tout en nous permettant de nous sentir plus proche de ces acteurs classe et cool qui, ici, pourraient être nos amis, notre famille, tant ils nous ressemblent. Soyez vous-même, dit Gervais : pour un type qui a depuis aussi longtemps quitté les planches de son cabaret de quartier, une telle humilité, une telle joie, une aussi grande capacité à rire de soi sont absolument salutaires et irrésistiblement séduisantes. C'est ce qui en fait un homme de télévision, au sens noble du terme : une personne proche des gens, de leurs angoisses et de leurs rêves, petit docteur (who?) qui tente à sa hauteur de prévenir la maladie de l'ego par la thérapie du rire.